Alors que nous sommes à moins d’un mois des élections législatives et présidentielles, voilà que l’hebdomadaire français Le Point s’invite dans la campagne électorale qui bat son plein en Turquie, en consacrant dans son édition du 24 mai 2018, un numéro titré « Le dictateur. Jusqu’où ira Erdogan ?».
Cette irruption dans le paysage électoral turc n’est certes pas fortuite. On se souviendra que d’autres médias, notamment en Suisse allemande, nous avaient gratifié des mêmes slogans peu avant le référendum du 16 avril 2017, référendum qui visait à inscrire dans la Constitution de 1982 des amendements qui constituent le passage des institutions d’un régime parlementaire vers un régime présidentiel.
La « une » du Point qualifiant le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, de « dictateur » n’a visiblement pas plu à une grande partie de la communauté turque. Le vendredi 25 mai, dans l’après-midi, une dizaine d’hommes ont exigé le retrait de la couverture de l’hebdomadaire affichée sur un kiosque du centre-ville du Pontet (Vaucluse – France). Un ou deux autres incidents du même acabit suivirent dans la foulée.
Que (ou Qui ?) se cache derrière le coup de gueule du Point ? Si nous avons refusé de mettre en ligne les articles consacrés au président turc – il était hors de question de faire de la publicité à cet hebdomadaire – l’éditorial de Franz-Olivier Giesbert est, en soi, très révélateur de la chose.
Situons d’abord le personnage : Franz-Olivier Giesbert, journaliste/éditorialiste, est un membre actif de ce qu’il convient d’appeler le « géno-club arménien », c’est-à-dire un milieu restreint, certes très sonore, qui fait fi de la notion de «génocide» – une notion de droit étroitement définie par une convention des Nations-Unies de 1948 – et qui s’obstine à imposer une lecture partisane et unilatérale des événements survenus dans l’Empire ottoman en 1915. Notons que Cupidon a joué un rôle essentiel dans l’engouement tardif pour la « cause arménienne » de Franz-Olivier Giesbert : en effet, la compagne de ce dernier n’est autre que Valérie Toranian, l’ancienne épouse et collaboratrice de Jean-Marc « Ara » Toranian, jadis porte-parole du groupe terroriste arménien ASALA dont les attentats firent de nombreux morts dans les années 70 et 80, notamment en France et en Suisse. Or, les ex-époux Toranian n’ont jamais manifesté un quelconque remords, ni une quelconque rupture idéologique avec leur passé.
Giesbert, dans son éditorial, fait un grossier parallèle entre Hitler et le Président Erdoğan pour s’attarder sur les événements de 1915 en ces termes :
L’idéologie génocidaire du président turc se déploie sans vergogne dans son négationnisme sur l’extermination des Arméniens, perpétrée en 1915 par l’Etat turc, avec la bénédiction des autorités musulmanes (1 million et demi de morts). Encore une similitude avec l’hitlérisme : Erdoğan approuve les politiques de liquidation ethnique. Selon la version officielle turque, qui ne tient pas debout, ce prétendu génocide aurait été, en réalité une guerre civile, provoquée par la minorité arménienne qui aurait fait à l’époque quelques centaines de milliers de victimes dans les deux camps. Sornettes ! »
En guise de réponse, l’ignorance crasse (ou la désinformation voulue) que Giesbert étale dans ce paragraphe mériterait à elle seule un livre entier.
Nous laisserons aux historiens spécialistes de l’Histoire ottomane tardive le soin d’exposer aux opprobres du public la flétrissure honteuse attachée aux propos de Giesbert. Néanmoins, nous tenons à rappeler à l’auteur de ces propos que l’Etat turc, n’existait pas en 1915 et qu’il faudra attendre 1923 pour que la Turquie voit le jour. Et cerise sur le gâteau, pour étayer son argumentaire, Giesbert va jusqu’à saupoudrez ses propos de relents islamophobes en y glissant ces quelques mots : « l’extermination des Arméniens […] avec la bénédiction des autorités musulmanes » !
Même les historiens soutenant les thèses arméniennes, comme Hilmar Kaiser, s’accordent à dire que l’élément religieux n’a pas eu un rôle déterminant dans la tragédie qui affligea les populations arméniennes à l’époque. Ce sont les considérations sécuritaires d’un Empire ottoman confronté à son dépeçage qui doivent être pris en compte.
Pour le constater, il suffit de lire ce que Garéguine Pasdermadjian, docteur en chimie de l’université de Genève, dirigeant de premier plan de la Fédération révolutionnaire arménienne, écrivit ainsi dans Why Armenia Should Be Free, Boston, Hairenik Press, 1918, p. 43 :
Imaginons que les Arméniens aient adopté une attitude exactement opposée à celle que fut alors la leur ; en d’autres termes, imaginons qu’ils aient pris, en 1914, fait et cause pour les Allemands et les Turcs, exactement comme firent les Bulgares en 1915. Quel cours auraient pris les évènements au Proche Orient ? […]
D’abord, ces horribles massacres d’Arméniens n’auraient pas eu lieu. Tout au contraire, les Allemands et les Turcs auraient tenté de gagner les sympathies des Arméniens par tous les moyens, jusqu’à la fin de la guerre. »
Quant aux « quelques centaines de milliers de victimes » auxquels Giesbert fait référence, force est de constater qu’il a raison : plus d’un demi-million de Turcs, Kurdes, Circassiens (compilations des rapports étrangers et ottomans collectés sur les massacres perpétrés par les Arméniens — archives d’État de la Présidence de la République de Turquie, volumes 49 et 50) et Juifs d’Anatolie et du Caucase furent massacrés par les milices révolutionnaires arméniennes comme ont pu le constater les enquêteurs diligentés par le gouvernement des États-Unis, le général James G. Harbord, ainsi que le capitaine Emory Niles et James Sutherland.
Sans nous perdre dans le récit détaillé de nos enquêtes, l’un des faits les plus marquants qui ont retenu notre attention, c’est qu’en chaque lieu, de Bitlis à Trébizonde [Trabzon], dans cette région que nous avons traversée, les Arméniens commirent contre les Turcs tous les crimes et toutes les atrocités commises par des Turcs à l’encontre d’Arméniens.
Au début, nous accueillîmes ces récits avec un grand scepticisme, mais l’unanimité des témoins, le désir évident que ceux-ci avaient de parler de ce qu’ils avaient subi, la haine des Arméniens, et, surtout, les preuves matérielles nous ont convaincus de la véracité générale des faits suivants : premièrement, des Arméniens ont massacré des musulmans en grand nombre, avec bien des raffinements de cruauté ; et, deuxièmement, les Arméniens sont responsables du plus grand nombre de destructions dans les villes et les villages. »
Rapport Niles & Sutherland – 1919
Et, évidemment, il conviendra également de ne pas oublier les victimes du côté arménien, 1 500 000 de morts selon Giesbert !
Sornettes, et pour cause : l’historien français Maxime Gauin dans une tribune publiée en mai 2016 sur Turquie-News en réponse aux élucubrations du quotidien libanais L’Orient-Le Jour, cite que Guenter Lewy, comme avant lui Charles J. F. Dowsett (premier titulaire de la chaire Calouste-Gulbenkian d’études arméniennes à l’université d’Oxford), estime la population arménienne ottomane à 1 750 000 individus en 1914, et arrive, en combinant diverses estimations, à 1 108 000 survivants vers 1921, soit une perte totale de 642 000, soit 37 % de la population d’avant-guerre (Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, pp. 235-239) , y compris les 150 000 qui ont péri durant le déplacement russe et les morts au combat. Le démographe Justin McCarthy estime la population arménienne ottomane à 1 698 000 à la veille de la guerre (1 465 000 en Anatolie), dont environ 600 000 (environ 35 %) ont péri de 1914 à 1922, toutes causes confondues (Justin McCarthy, Muslims and Minorities. The Population of Ottoman Anatolia and of the end of Empire, New York-Londres, New York University Press, 1983, pp. 121-130, et “The Population of the Ottoman Armenians” dans Türkkaya Ataöv (dir.), The Armenians in the Late Ottoman Period, Ankara, TTK/TBMM, 2002, pp. 65-85). Le nationaliste kurde Fuat Dündar, seul partisan de la qualification de « génocide arménien » qui ait produit quelque chose ressemblant à une étude démographique détaillée de la question débattue ici, trouve environ 1 600 000 Arméniens ottomans en 1914, dont 650/664 000 morts (Fuat Dündar, Crime of Numbers. The Role of Statistics in the Armenian Question, New Brunswick, Transaction Publishers, 2010, p. 151 et entretien à L’Histoire, avril 2009).
Enfin, ceux qui croiraient, par pur préjugé, que ces calculs sont inspirés par le démoniaque « État négationniste turc » se reporteront à l’estimation du Haut-commissariat britannique d’Istanbul en 1922 : 281 000 Arméniens encore en vie dans l’actuelle Turquie et 817 873 réfugiés, soit 1 098 873.
Nous constatons que, si les paroles de Giesbert échouent à nous fournir un état des lieux objectif sur les événements de 1915, son langage, en revanche, trahit sa pensée, non par malice, mais parce qu’il y a une faille irrattrapable entre la pensée intime et la pensée exprimée extérieurement. Dans le cas Giesbert, le langage dévoile ce qu’il y a de plus profond en lui. Son langage semble ainsi doté d’une forme d’autonomie qui le rend capable de dire ce que lui-même ne veut pas dire. C’est, par exemple, le propre du lapsus quand il reprend l’expression « prétendu génocide ». Cette formulation nous convient parfaitement et, en cela, nous le remercions.
Partant du principe qu’il faut être irréprochable soi-même pour avoir le droit de donner des leçons de morales aux autres, nous voudrions informer nos lecteurs que Franz-Olivier Giesbert détient le triste record du directeur de rédaction le plus condamné de France.
Vous en doutez ? En voici un florilège :
Condamnation pour diffamation raciale :
http://www.europe1.fr/medias-tele/le-point-condamne-pour-un-article-sur-les-chinois-1781659
Condamnation pour refus du droit de réponse :
http://www.medelu.org/IMG/pdf/Ordonnance_refere3mars11.pdf
… puis pour diffamation :
https://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2013-04-26-BHL
…et, pour ne rien changer, d’autres condamnations pour diffamation :
http://www.lepoint.fr/politique/le-point-condamne-pour-des-passages-d-un-portrait-de-rachida-dati-22-12-2014-1891767_20.php
http://www.legipresse.com/media/tgiparis090916cope.pdf
Une telle « performance » n’appelle que le mépris. Dans le monde des médias — censé être exemplaire quand il s’agit de déontologie journalistique — l’attitude de Franz-Olivier Giesbert relève d’un parasitisme sans vergogne ni contrepartie, à l’image de ce qu’est le phtirius pubis au corps humain, c’est-à-dire, cet insecte communément appelé « morpion » qui se logent dans le système pubien et y provoque l’exaspération de son hôte et, par extension dans le cas présent, celui d’une partie des lecteurs du Point.
L’édition du Point relate, à juste titre, les manquements à la démocratie, les nombreux journalistes emprisonnés en Turquie; mais Le Point s’attarde également longuement sur les « innombrables projets pharaoniques » initiés sous le gouvernement de l’AKP, mentionnant au passage « un taux de croissance de 7% à 8% par an », le doublement du niveau de vie des Turcs en quinze ans, etc., et Franz-Olivier Giesbert de conclure « qu’il ne tient qu’à nous [ndlr : les Occidentaux ?] de faire redescendre Erdoğan sur terre » ! Giesbert pousse-t-il l’outrecuidance jusqu’à endosser le rôle de porte-parole d’une France qui serait (re)devenue néocolonialiste et envieuse ?
Et puis, plus généralement, quel crédit peut-on donner au Point qui, en faisant référence à Erdoğan, nous parle du « maître d’Istanbul » ? Ceux qui ont collaboré à ce numéro ne savent-t-ils pas que la capitale de la Turquie est …Ankara et non Istanbul ? Ce ne sont certes pas les seules inepties auxquelles se livre Le Point comme en atteste la missive que l’Ambassadeur de Turquie à Paris a adressé au président directeur général du magazine.
Relevons au passage que Le Point, sous perfusion de l’Etat français, est en proie à des difficultés : alors que l’hebdomadaire diffusait un peu plus de 430 000 exemplaires par mois en 2012, ce chiffre a dégringolé à 330 000 en 2017! Il fallait donc que Le Point, à tous les égards bien mal-en-Point, crée le buzz.
Cette édition du Point ne nous plaît pas, certes. Mais nous demandons aux Turcs de ne pas y prêter plus d’importance qu’elle ne le mérite. Le but de l’hebdomadaire a plusieurs variables : satisfaire l’enfermement génocidaire d’un groupe ethnocentrique, jeter le discrédit sur les Turcs de France et leurs amis, et plus largement sur la Turquie.
Dans une France où la liberté d’expression, sacro-sainte, ne va pas forcément de pair avec la notion de « respect », on pourrait concevoir que la liberté d’expression soit aussi cela : il y a ceux qui collent des affiches et il y a ceux qui les retirent ! Ou alors encore, de parodier la couverture du Point, comme nous le faisons ici :
Néanmoins, plutôt que d’ajouter du sensationnel au sensationnel, les associations et autres ONG turques en France – dont certaines sont d’ailleurs stigmatisées dans Le Point – seraient plus avisées de demander un droit de réponse à l’hebdomadaire. Ce faisant, nous verrons jusqu’où la notion de liberté d’expression va pour ce média qui se fend de déclarations sur cette même liberté et dont nous savons tous qu’elle carbure à deux vitesses en France selon qui est l’auteur de l’invective et qui en est la cible, et selon qui en est le caricaturiste et qui fait l’objet de la caricature.
Il ne s’agit pas pour nous de défendre Erdoğan mais de dénoncer l’hypocrisie méprisable de ces « feuilles de choux » qui sous couvert d’information et de liberté d’expression, à laquelle la Fédération est très attachée, n’ont pour dessein que de servir des intérêts personnels.
Voilà des années que nous nous évertuons à expliquer que des pamphlets du genre du Point sont contre-productifs, qu’il ne font que consolider la cohésion autour de la personne du président turc et que ce ralliement va bien au-delà des seuls sympathisants d’Erdoğan qui, une fois de plus, n’hésitera pas à se poser en victime.
Que l’on aime ou pas Erdoğan, c’est au peuple turc, et à lui seul, qu’il incombe de décider de son avenir ; c’est une question de principe. En ce sens, l’intrusion peu habile de médias occidentaux dans le processus électoral turc est inopportune ; ce n’est pas un coup de pouce donné aux Turcs qui militent pour un pays plus démocratique, c’est un affront et une source d’un embarras dont ils se passeraient bien.
Invitée par le journaliste Alexandre Habay de la Radio Télévision Suisse (RTS) à venir s’exprimer dans l’émission radiophonique “Tout un monde” du 30 mai 2018, c’est sur ce dernier aspect, trop souvent négligé, que la Fédération a voulu mettre l’accent.