Avant-propos
Devant la reprise des combats, dans des proportions inédites depuis 1994, et plus encore devant le flot de désinformation déversé contre l’Azerbaïdjan essentiellement par le lobby pro-arménien, la Fédération des associations turques de Suisse romande (FATSR) ne saurait rester muette : une mise au point s’imposait.
Sur l’historique d’un long conflit
Afin de mieux comprendre l’hostilité historique et les revendications territoriales dans cette partie du Caucase, il faut brièvement revenir sur l’histoire du Karabagh — appellation donnée à la plaine entre les rivières Kura et Arax par les nomades turciques venus d’Asie centrale au XIe siècle et qui signifie littéralement « le jardin noir » — et du conflit lui-même.
Rappelons pour commencer que c’est la conquête russe qui a créé le territoire arménien tel qu’il existe : au moment de la conquête de 1828, le khanat d’Erevan est peuplé à environ 80 % de musulmans (principalement azéris) ; les expulsions d’une part, l’invitation faite à des Arméniens ottomans et iraniens de s’y installer d’autre part, change le rapport de forces démographique au fil des décennies [1]. Le Nagorno-Karabakh, lui, est moins concerné : encore en 1897, le recensement russe trouve 59,5 % de « Tatars » (Azéris) et 39,5 % d’Arméniens (les autres étant des Russes) [2]. En 1905, l’Empire russe, faisant face à de considérables difficultés extérieures (guerre avec le Japon) et intérieures (révolution manquée) pousse à l’affrontement entre Arméniens et Azéris, affrontement finalement gagné par les Arméniens, grâce au réseau paramilitaire de la Fédération révolutionnaire arménienne, ce qui affecte non seulement l’équilibre démographique dans la future Arménie, mais aussi au Nagorno-Karabagh.
Néanmoins, encore en 1919, le renseignement britannique conclut, après des investigations sur place, qu’une estimation précise est « très difficile », et qu’en tout état de cause, « la population des plaines et des vallées est presque entièrement musulmane. La population des hauteurs mêle Arméniens et musulmans [3]. »
Les refus systématiques opposés par l’Arménie (nouvellement indépendante) aux propositions faites par la Géorgie et l’Azerbaïdjan de rejoindre leur alliance militaire et politique, contre les Russes blancs d’Anton Denikine et contre les Bolcheviques, conduisent à la conquête de l’Azerbaïdjan (avril 1920), puis à la soviétisation de l’Arménie (décembre 1920-juillet 1921) [4]. Contrairement à une légende tenace, le décret soviétique du 5 juillet 1921 ne fait que confirmer l’appartenance du Nagorno-Karabagh à l’Azerbaïdjan et ne change strictement rien à cet état de fait [5]. Plus tard, en 1923, l’Union soviétique impose un statut d’autonomie pour cette région, qu’elle refuse par ailleurs aux Azéris d’Arménie. Périodiquement, pendant l’ère soviétique, des demandes de rattachement de cette région à l’Arménie se font jour, notamment dans les années 1970, sans succès.
De 1987 à 1989, profitant de l’affaiblissement du pouvoir central soviétique, l’Arménie expulse ses derniers Azéris [6]. En 1990, les autorités autonomes du Karabagh proclament leur indépendance, alors même qu’une république autonome n’a pas le droit de sécession, selon la Constitution soviétique. Après l’effondrement de l’URSS, en 1991, l’Arménie, soutenue par la Russie de Boris Eltsine et l’Iran des mollahs, envahit le sud-ouest de l’Azerbaïdjan, pour prendre non seulement la région du Nagorno-Karabagh mais aussi tout ou partie de sept districts où la population arménienne était jusque-là inexistante ou constituait une infime minorité (de l’ordre d’1 %).
Comme l’explique l’historien français, le Prof. Maxime Gauin, commence alors une véritable purification ethnique : la minorité azérie du Nagorno-Karabagh (environ un quart de la population au moment de l’invasion) et la population azérie des régions avoisinantes est entièrement éliminée (près de 800 000 personnes), par l’expulsion le plus souvent, mais aussi par le massacre, notamment l’extermination d’au moins 613 civils à Khodjaly, en 1992. Une des familles obtient finalement la condamnation de l’Arménie par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (Chiragov et autres c. Arménie, 16 juin 2015). L’arrêt balaie aussi les prétentions d’Erevan sur une prétendue indépendance du Haut-Karabagh et conclut que c’est bien l’Arménie qui est en cause.
De l’échec des négociations au retour de la guerre
Le Conseil de sécurité de l’ONU s’est prononcé à pas moins de quatre reprises pour l’évacuation immédiate et inconditionnelle (résolutions 822, 853, 873 et 894, en 1993). Rappelons que, contrairement à ce que prétendent certains trolls arméniens sur les réseaux sociaux, les résolutions du Conseil de sécurité ne sont pas des « recommandations », mais du droit international, qui s’impose à tous les membres. Or, nul n’a forcé l’Arménie à devenir membre de l’ONU. Le groupe de Minsk (co-présidé par les États-Unis, la France et la Russie), créé dès 1992, pour résoudre le conflit par la négociation, a systématiquement échoué en vingt-huit ans, n’obtenant jamais rien. Sa raison d’être est, aujourd’hui, sérieusement remise en question.
En 2016, l’Azerbaïdjan formule un dernier avertissement : il riposte à une attaque arménienne par une contre-offensive bien plus forte, et reconquiert un peu de terrain. Délibérément, les drones israéliens ne sont pas utilisés autant qu’ils le pourraient. Bakou donne encore une chance à la négociation. Or, si Nikol Pachinyan, arrivé au pouvoir en 2018 par un coup d’État, semble initialement tenté par une restitution des territoires occupés en échange de plusieurs milliards de dollars, à partir de 2019, il durcit considérablement le ton, affirme son admiration sans borne pour le criminel nazi Garéguine Nejdeh, déclare vouloir transférer le parlement de la soi-disante « République d’Artsakh » à Susha — une ville d’une grande importance historique pour l’Azerbaïdjan — et, surtout, repousse explicitement, en mars 2020, les principes de Madrid, auxquels ses prédécesseurs s’étaient ralliés, au moins en paroles. Ces principes sont une série de propositions pour l’évacuation progressive des territoires occupés : retour à l’Azerbaïdjan des territoires au sud et à l’est du Nagorno-Karabagh, retour des réfugiés, référendum sur le statut final du Nagorno-Karabagh proprement, le tout sous le contrôle d’une force internationale.
Il n’y a que trois façons pour l’énergie et le commerce de circuler par voie terrestre entre l’Asie et l’Europe : par l’Iran, par la Russie et par l’Azerbaïdjan. Avec les relations en lambeaux entre l’Occident, Moscou et Téhéran, cela ne laisse qu’une seule voie viable pour des centaines de milliards de dollars de commerce : à travers la petite nation de la mer Caspienne, l’Azerbaïdjan.
Si l’on tient compte de l’occupation par l’Arménie de près d’un cinquième du territoire azerbaïdjanais, il ne reste qu’un étroit point d’étranglement de 60 milles de large pour le commerce. Nous appelons ce point d’étranglement commercial le « Ganja Gap » – du nom de la deuxième plus grande ville d’Azerbaïdjan, Ganja, qui se trouve au milieu de ce passage étroit.»
Luke Coffey et Efgan Nifti
“Why the West Needs Azerbaidjan – 28 mai 2018”
Article prémonitoire paru dans Foreign Policy
Passant ensuite aux actes, M. Pachinyan décide, en juillet 2020, d’attaquer l’Azerbaïdjan depuis la frontière internationalement reconnue entre les deux pays, dans le but non dissimulé d’endommager, voire de couper, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, par lequel l’Azerbaïdjan exporte son pétrole ou encore le gazoduc du Sud Caucase qui, via le gazoduc transanatolien (TANAP) auquel il est relié, alimente l’Occident en gaz naturel. Une nouvelle fois, le groupe de Minsk s’illustre par son incapacité à réagir ! Or, M. Pachinyan se radicalise au moment même où son incompétence a gravement altéré son image au Kremlin, où les sanctions internationales et le réveil du sentiment ethnique chez les Azéris d’Iran fragilisent la théocratie des mollahs et où sa gestion calamiteuse de l’épidémie de covid-19 crée une crise en Arménie même.
Voilà pourquoi une nouvelle provocation militaire de l’Arménie s’est attirée comme réponse, non pas un tir du même type, ni une offensive de courte durée comme en 2016, mais une véritable opération de reconquête sans précédent depuis le début des années 1990. La Géorgie, l’Ukraine, la Hongrie, la Colombie, etc., soutiennent explicitement l’Azerbaïdjan. La Russie, longtemps suzeraine des deux ex-républiques soviétiques, laisse faire ; Israël, qui importe 40% de son pétrole d’Azerbaïdjan, ne parle pas mais agit, en vendant des armes de haute technologie, dont certaines ont été livrées le premier jour de la reprise des hostilités. Contrairement aux affirmations de certains milieux, ce conflit n’est pas religieux : il oppose ceux qui ne supportent plus la violation du droit international à ceux qui veulent continuer de le violer.
Pour autant qu’il soit possible d’en juger, vu de l’extérieur, la stratégie de l’Azerbaïdjan semble être d’avancer doucement — d’autant que les champs de mines doivent être détruits —, de bombarder un maximum de chars d’assauts et autres véhicules blindés, et surtout d’éliminer les défenses antiaériennes de l’Arménie, pour ensuite mener une grande offensive combinée de blindés, de drones et d’avions pilotés, qui n’auront plus d’obstacles sérieux devant eux.
Vers une médiation suisse ?
Il est significatif à cet égard que l’Arménie, après les premières déclarations triomphalistes, demande déjà une médiation, preuve qu’elle a perdu tout espoir de repousser la contre-attaque par les armes.
Ce constat ne fait que renforcer la nécessité de trouver un médiateur neutre, si tant est qu’un tel gouvernement puisse être accepté par les deux parties. Or, l’inévitable Carlo Sommaruga — coprésident du groupe d’amitié parlementaire Suisse-Arménie —, qui s’est déjà signalé en recevant un cadeau du Hamas et en soutenant les terroristes du PKK, a pris position pour une intervention de la Confédération helvétique, accusant au passage l’Azerbaïdjan d’avoir utilisé, en 1992, des « armes de destruction massive », ce qui traduit, au mieux, une profonde ignorance du vocabulaire militaire.
Nous n’oublions pas qu’en mars 2014, à la suite de la visite de Sarkis Shahinian, l’ancien président de l’Association Suisse-Arménie (fondée par le pasteur bernois James Karnusian, lui-même fondateur du groupe terroriste arménien ASALA), à Carlo Sommaruga au Palais fédéral, ce dernier aurait demandé à sa parente éloignée, Mme Simonetta Sommaruga, qui dirigeait alors le Département fédéral de la justice et police, de ne pas honorer la promesse faite à la Turquie — c’est-à-dire de déposer un recours devant la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg contre la décision donnant raison au Dr. Doğu Perinçek contre la Suisse, malgré la garantie donnée à Ankara que cette décision serait acceptée.
Ce fut d’autant plus indigne que le Département de la justice et police annonça, dans un premier temps, que le recours n’aurait pour but que de demander des précisions sur la portée de l’arrêt. En réalité, ce fut une remise en cause radicale, rejetée tout aussi radicalement par la Grande chambre de la CEDH. Pour rappel, la FATSR était intervenue à Strasbourg dans cette procédure aux côtés du Dr. Perinçek en qualité de tiers intervenant.
Au final, la Suisse se verra être condamnée par trois fois (décision Perinçek c. Suisse du 17 décembre 2013, décision Perinçek c. Suisse du 15 octobre 2015 et l’arrêt Mercan et autres c. Suisse du 27 novembre 2017 !
Voilà pourquoi, si nous ne serions nullement opposés à une action de la Suisse qui s’inspirerait des meilleures traditions humanitaires et de neutralité, nous sommes obligés de constater que cette initiative revient à réclamer, de façon brutale et naïve, que Berne soit juge et partie.
M. Carlo Sommaruga est déjà coresponsable d’une humiliation sans précédent de la Suisse devant la Grande chambre de la CEDH. Nous n’en désirons pas une autre, cette fois dans un conflit caucasien. La Suisse a mieux à faire !
Références :
[1] Justin McCarthy, Death and Exile. The Ethnic Cleansing of Ottoman Muslims, 1821-1922, Princeton, Darwin Press, 1995, pp. 30-31.
[2] Adil Baguirov, « Nagorno-Karabakh: Competing Legal, Historic and Economic Claims in Political, Academic and Media Discourses », Journal of Muslim Minority Affairs, XXII-2, été 2012, p. 145.
[3] Rapport du 1er juillet 1919, communiqué au haut-commissariat étasunien, National Archives and Records Administration, College Park (Maryland), RG 59, M 353, bobine N° 8.
[4] Audrey Altstadt, The Azerbaijani Turks. Power and Identity under Russian Rule, Stanford: Hoover Institution Press, 1992, pp. 96-105 ; Tadeusz Swietochowski, Russian Azerbaijan, 1905-1920. The Shaping of National Identity in a Muslim Community, Cambridge-New York: Cambridge University Press, 2004, p. 153
[5] Adil Baguirov, « Nagorno-Karabakh: Competing… », p. 156.
[6] « URSS : l’évacuation des villages azéris d’Arménie », Le Monde, 5 janvier 1989 ; Ariel Kyrou et Maxime Mardoukhaïev, « Le Haut-Karabagh, vu du côté Azerbaïdjan », Hérodote, N° 54-55, 4e trimestre 1989, pp. 265-267.