
Avant-propos
Nous avons découvert avec stupefaction un texte de Mme Stéphanie Prezioso (Conseillère nationale genevoise représentante d’Ensemble à gauche à Berne), intitulé « Nous sommes tous des Arméniens », paru le 4 mai 2021 dans la section débat/l’invité de La Tribune de Genève.
Comme nous étions directement pris à partie, qui plus est dans des termes virulents (« négationnisme », « infâme propagande »), nous aurions pu nous prévaloir d’un droit de réponse en vertu des articles 28g et suivants du Code civil suisse).
Ceci ne fut pas nécessaire, La Tribune de Genève, attachée au pluralisme de l’information, ayant bien voulu accepter de publier (dans ses versions papier et numérique), le 26 mai 2021, une réponse de notre part à Mme Stéfanie Prezioso. Le quotidien genevois nous avait assigné comme limite environ 3 500 caractères, ce qui était d’ailleurs compréhensible, le texte auquel nous répondions étant de longueur légèrement inférieure. Néanmoins, comme rien ne nous empêche de publier, sur notre propre site, une réplique aussi longue que nous le souhaitons, nous vous proposons ici la version intégrale dont l’argumentaire est dûment référencé :
L’invité – « Les passions politiques nuisent à l’histoire »
Nous avons lu avec étonnement et tristesse le texte de Mme Stéphanie Prezioso, « Nous sommes tous des Arméniens » », où nous sommes directement pris à parti, avec plus de persuasion que d’arguments précis.
Mme Prezioso parle d’une « infâme propagande » à propos du « coffret DVD » sur la question arménienne que nous avions envoyé, à l’occasion de la journée du 24 avril, à tous les membres du Conseil national, du Conseil des Etats et du Conseil fédéral suisse. Outre qu’elle ne répond strictement rien sur le fond (il s’agit d’un documentaire où s’expriment des historiens spécialistes de la période, souvent non-turcs, comme les Anglo-Saxons Andrew Mango, Justin McCarthy, Jeremy Salt, Edward Erickson et Norman Stone, le Français Maxime Gauin) ce coffret contient aussi le rapport remis en 1920 — après enquête en Anatolie — par le général américain James Harbord, où il est notamment précisé que les massacres commis par les Arméniens de l’armée russe « rivalisent incontestablement avec ceux des Turcs dans leur inhumanité ».
Sans nous perdre dans le récit détaillé de nos enquêtes, l’un des faits les plus marquants qui ont retenu notre attention, c’est qu’en chaque lieu, de Bitlis à Trébizonde [Trabzon], dans cette région que nous avons traversée, les Arméniens commirent contre les Turcs tous les crimes et toutes les atrocités commises par des Turcs à l’encontre d’Arméniens.
Au début, nous accueillîmes ces récits avec un grand scepticisme, mais l’unanimité des témoins, le désir évident que ceux-ci avaient de parler de ce qu’ils avaient subi, la haine des Arméniens, et, surtout, les preuves matérielles nous ont convaincus de la véracité générale des faits suivants : premièrement, des Arméniens ont massacré des musulmans en grand nombre, avec bien des raffinements de cruauté ; et, deuxièmement, les Arméniens sont responsables du plus grand nombre de destructions dans les villes et les villages.
…Ces évidences n’étaient pas ce que ceux au pouvoir souhaitaient entendre. »
Rapport de la commission d’enquête Niles & Sutherland – 1919
Archives nationales des Etats-Unis N° 184.021/175
Deux membres de la mission Harbord, Emory Niles et Arthur Sutherland, ont remis un rapport séparé, où se trouvent des constats tels que : « premièrement, des Arméniens ont massacré des musulmans en grand nombre, avec bien des raffinements de cruauté ; et, deuxièmement, les Arméniens sont responsables du plus grand nombre de destructions dans les villes et les villages. »
Soulignons au passage que les Kurdes d’Anatolie et d’Irak du nord sont surreprésentés parmi les auteurs de massacres d’Arméniens, en 1915-1916, mais aussi parmi les victimes des massacres décrits (notamment) par Harbord, Niles et Sutherland. Le silence de Mme Prezioso sur de tels faits rend étrange, voire contradictoire, la kurdophilie qu’elle affiche dans le même texte.
Sur la tragédie de 1915-1916, Mme Prezioso ne dit nulle part quelle est cette « source sûre » qui prouverait que « ces massacres ont été l’aboutissement d’une politique délibérée » de l’État ottoman ; nulle part elle ne répond aux arguments présentés dans le DVD, par exemple l’impératif de sécurité nationale posé par les révoltes des nationalistes arméniens, en 1914-1915, les exemptions de déplacement forcé accordées aux Arméniens vivant dans des provinces peu ou pas concernées par ces insurrections, ou encore la répression, par l’État ottoman, des agissements criminels contre des Arméniens (1 397 condamnations pour homicide volontaire, viol ou pillage, les trois pouvant se cumuler, entre 1915 et 1917 [1]).

À ceux qui ne connaissent pas l’histoire, Mme Prezioso peut sembler apporter un élément plus concret lorsqu’elle écrit : « Ce plan de “turquification” de l’Anatolie au gré d’un nettoyage ethnique criminel a ainsi fait quelque 1,5 million de victimes. » Le chiffre d’1,5 million d’Arméniens tués est une impossibilité arithmétique. La population arménienne ottomane d’avant-guerre s’élevait à 1 750 000 personnes selon Charles J. F. Dowsett, premier titulaire de la chaire Calouste-Gulbenkian d’études arméniennes à l’université d’Oxford [2] ; à 1 698 000 selon l’historien et démographe Justin McCarthy. L’estimation du haut-commissariat britannique en novembre 1922 (reprise à leur compte par les Délégations arméniennes réunies puis par le Comité américain pour l’indépendance de l’Arménie) donne au minimum 1 098 000 survivants (dont au moins 281 000 encore en Turquie) ; une moyenne de diverses estimations par l’historien Guenter Lewy en donne 1 108 000 [3]. Par ailleurs, les pertes des Arméniens ottomans sont loin d’être entièrement dues au déplacement forcé par l’armée ottomane : sur environ 300 000 d’entre eux déplacés par l’armée russe vers le Caucase (essentiellement l’actuelle République d’Arménie) en 1915-1916, la moitié n’a pas survécu, fauchée par la malnutrition et les épidémies [4]. Il faudrait encore parler des épidémies à Erevan en 1918-1919 (qui ont aussi tué des réfugiés de nationalité ottomane), des morts au combat, etc.
Comme argument d’autorité, Mme Prezioso invoque le pape actuel. Nous ne savions pas qu’il était historien ! Jusqu’à plus ample informé, nous trouvons plus crédible Benoît XV, pape de 1914 à 1922, qui avait à sa disposition de nombreuses sources. Or, il a demandé aux Britanniques, en 1920, la libération de plusieurs ex-dignitaires ottomans incarcérés à Malte, notamment l’ancien chef du gouvernement Sait Halim Pacha. Ils ont fini par être libérés, faute de preuves, en 1921.
Encore plus confuse est la référence au retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul contre les violences familiales. Nous regrettons nous aussi ce retrait, mais que vient-il faire ici ? Mme Prezioso rejetait-t-elle la qualification de « génocide arménien » en 2011, quand M. Erdoğan signait et faisait signer cette convention ?
De même, nous n’avons pas d’objection à la formule « Nous sommes tous des Arméniens ». Nous ajoutons seulement ceci : « Lesquels ? » Le patriarche arménien d’Istanbul Sahak Mashalyan qui s’est prononcé très nettement contre la déclaration du 24 avril de M. Biden ? Ou, si l’on veut prendre un exemple historique victime d’assassinat, Bedros Kapamaciyan, maire de Van (Anatolie orientale), assassiné en décembre 1912 par la Fédération révolutionnaire arménienne, car il voulait la concorde entre les peuples de l’Empire ottoman ? Ou alors — mais nous n’osons croire que Mme Prezioso pensait à lui — Garéguine Pasdermadjian, député au Parlement ottoman de 1908 à 1912, traître à l’Empire ottoman dès l’été 1914 (il est parti dans le Caucase russe former des volontaires arméniens pour l’armée du tsar), mort des suites d’une dépression nerveuse en 1923, après avoir vu tous ses projets s’effondrer ? Ou encore, sa collègue Lilit Gyozalyan, membre de la commission des relations étrangères du parlement arménien, qui, récemment, sur son compte twitter désormais suspendu, appelait à la décapitation des têtes azerbaïdjanaises ?
En conclusion, nous ne pouvons que répéter que les passions politiques nuisent par nature à l’histoire. Et nous invitons courtoisement Mme Prezioso à se pencher sur l’alliance entre la Fédération révolutionnaire arménienne et l’Italie mussolinienne : c’est en effet ce régime qu’elle a étudié en thèse et dans la plupart de ses publications universitaires.
Notes de bas de page
[1] Stanford Jay Shaw, The Ottoman Empire in World War I, Ankara, TTK, tome II, 2008, pp. 1098-1099.
[2] Charles J. F. Dowsett, « Armenia », Encyclopedia Britannica, 1967, tome II, p. 421.
[3] Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, p. 239.
[4] Richard G. Hovannisian, Armenia on the Road to Independence, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1967, p. 67.