Avant-propos
Dans un article précèdent intitulé (voir : « Que s’est-il passé le 24 avril 1915 ? »), nous avons déjà expliqué ce qui s’est réellement passé le 24 avril 1915 : une simple opération de police (d’ailleurs étalée sur plusieurs jours, le 24 étant un parmi d’autres), ayant conduit à l’arrestation de 235 suspects, dont trente-huit qui le furent par erreur et qui furent relâchés dans les jours ou les semaines suivantes ; la majorité des 198 autres, malgré le nombre considérable d’armes trouvées chez eux, ne fut pas exécutée.
Cette année, outre qu’une simple répétition de nos arguments des années précédentes serait un peu courte, il faut d’abord penser à l’actualité, c’est-à-dire la défaite cinglante des forces arméniennes contre l’armée azerbaïdjanaise dans le Caucase, à l’automne 2020, aux tentatives à répétition du régime d’Erevan d’acheminer illégalement des forces militaires et des armes au Haut-Karabagh encore sous occupation, ainsi qu’aux tentatives de l’opposition, notamment la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), de revenir au pouvoir en Arménie, pourquoi pas par la force, afin de recommencer la guerre avec l’Azerbaïdjan, et, en tout état de cause, de diffamer ses voisins turciques par tous les moyens. La question de 1915 est le plus évident.
Dès lors, voyons pourquoi la focalisation des activistes arméniens sur la date du 24 avril 1915 est incorrecte, et source de contrevérités. Avant de poursuivre la lecture de notre exposé, nous vous suggérons un court documentaire publiée par la plateforme “Fact Check Armenia” à l’occasion du centenaire des événements de 1915.
Le 24 avril : un monde entre la logique commémorative et la logique historique
Ceux qui, pour telle ou telle raison, continue obstinément d’imposer une lecture partisane de l’histoire, se rendent coupables « d’éthocide arménien » (du grec ethos « la science morale » soit l’éthique, et du latin cida (« frapper, tuer ») !
Or,
L’éthocide est un crime de conscience et sa sanction,
si jugée par un tribunal compétent,
est la disgrâce publique et la honte.Ergun Kirlikovali
Chercheur et ancien Président
de l’Assemblée des associations turco-américaines
Les insurrections de nationalistes arméniens n’étaient pas quelque chose de nouveau, en 1914-1915, pour l’Empire ottoman : la première eut lieu à Zeytun (Süleymaniye, aujourd’hui) en 1862, fut suivie par une révolte au même endroit en 1878, un début de soulèvement à Erzurum en 1890, l’incendie criminel de Thessalonique la même année, une révolte à Sasun en 1894, divers attentats et troubles en 1895, la prise d’otages à la Banque ottomane (seul élément réussi d’un plan beaucoup plus vaste) en 1896, la deuxième révolte de Sasun en 1904, une tentative d’assassiner le sultan Abdülhamit en 1905 (tentative ratée, mais qui coûta la vie à une quarantaine de passants), l’assassinat du maire de Van, Bedros Kapamaciyan, un Arménien loyaliste, par la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), en 1912 [1], etc. Néanmoins, elles prirent, avec la guerre mondiale, une dimension inédite, car la mobilisation privait les forces de l’ordre ottomane de la majorité de leurs hommes.
Imaginons que les Arméniens aient adopté une attitude exactement opposée à celle que fut alors la leur; en d’autres termes, imaginons qu’ils aient pris, en 1914, fait et cause pour les Allemands et les Turcs, exactement comme firent les Bulgares en 1915. Quel cours auraient pris les événements au Proche Orient ? […]
D’abord, ces horribles massacres d’Arméniens n’auraient pas eu lieu. Tout au contraire, les Allemands et les Turcs auraient tenté de gagner les sympathies des Arméniens par tous les moyens, jusqu’à la fin de la guerre. »
Garéguine Pasdermadjian
Docteur en chimie de l’université de Genève,
dirigeant de premier plan de la Fédération révolutionnaire arménienne dans Why Armenia Should Be Free, Boston, Hairenik Press, 1918, p. 43
L’Empire ottoman n’entra dans la Première Guerre mondiale que dans les premiers jours de novembre 1914, or, dès l’été de cette même année, Garéguine Pasdermadjian, ancien député (1908-1912) au Parlement ottoman, partit en Russie afin de mettre sur pied des unités de volontaires arméniens combattant dans l’armée du tsar [2]. Ces unités furent constituées en grande partie par des déserteurs arméniens de l’armée ottomane [3]. Elles furent recrutées par la FRA, en violation de ce que le congrès de ce même parti avait affirmé en août 1914 [4] !
… Nous avions embrassé la Russie de tout cœur sans aucun scrupule. Sans aucune base de fait positive, nous pensions que le gouvernement tsariste nous accorderait une autonomie plus ou moins large dans le Caucase et dans les vilayets arméniens libérés de Turquie en récompense de notre loyauté, de nos efforts et de notre assistance.
Nous avions créé une atmosphère dense d’illusion dans nos esprits. Nous avions implanté nos propres désirs dans l’esprit des autres; nous avions perdu le sens de la réalité et nous étions emportés par nos rêves.
Nous avons surestimé la capacité du peuple arménien, sa puissance politique et militaire, et surestimé l’étendue et l’importance des services que notre peuple a rendus aux Russes. Et en surestimant notre valeur et notre mérite très modestes, nous exagérions naturellement nos espoirs et nos attentes… »
Hovannès Katchaznouni
Dirigeant de la FRA et premier chef de gouvernement de l’Arménie indépendante (1918-1919)
Dès le mois d’octobre 1914, et plus encore en novembre et décembre, la situation devint alarmante : infiltration de bandes d’insurgés, révoltes locales, désertions. Les révoltes prirent de l’ampleur en février dans le nord-est anatolien [5], mais aussi à Zeytun, stratégiquement situé près d’une route d’approvisionnement vers cette même région, et aussi sur une hauteur dominant la plaine de Çukurova, où les nationalistes arméniens réclamaient un débarquement anglo-français, pour couper la voie de chemin de fer reliant Istanbul et l’Anatolie aux provinces arabes [6].
Les Arméniens n’ignoraient pas toutes ces circonstances. Ils profitèrent de la situation du pays, privé de voies de communication, pour ne pas répondre à l’appel du Gouvernement ottoman et passer au contraire dans les rangs ennemis. En même temps, dans le pays même, des bandes terroristes renforçaient les organisations rebelles. On opérait sur les derrières de l’armée turque, on attaquait les détachements isolés, on s’emparait des convois de ravitaillement, on anéantissait les petits dépôts ! Dès le début de la campagne, les Arméniens livraient aux troupes russes la ville de Van où ils avaient organisé la rébellion. »
Jean Schlicklin
Correspondant du Petit Parisien en Turquie, dans Angora. L’aube de la Turquie nouvelle, Paris, Berger-Levrault, 1922, pp. 144-147
Ce qui est remarquable ici, c’est la grande patience du gouvernement ottoman, qui s’est contenté de mesures locales pendant des mois. L’arrestation des suspects dans les derniers jours d’avril 1915, et notamment le 24, fut causé par la révolte de Van, qui provoqua in fine la perte de presque toute la province du même nom, et notamment de la ville principale [7]. Il faut citer ici l’ordre envoyé par le ministre de l’Intérieur, Talat Pacha, à la fin du mois d’avril, et retrouvé, sous forme d’annexe à un télégramme du préfet Celal (Djelal), en date du 28 avril, par l’armée britannique (l’original se trouve depuis aux Archives nationales britanniques) :
« Comme cet ordre n’est qu’une mesure prise contre l’extension des comités [nationalistes-révolutionnaires arméniens], vous devrez vous abstenir de l’appliquer d’une façon qui conduirait les éléments musulmans et arméniens à se massacrer entre eux [8]. »
Le moins qu’on puisse dire est que les dirigeants nationalistes arméniens ne prenaient pas de telles précautions. Dès le 1er décembre 1914, les plaintes d’officiers russes à leur hiérarchie commencèrent à affluer, contre des volontaires arméniens plus soucieux de piller que de combattre. Après la révolte de Van et la prise de cette ville par l’armée du tsar, le prince Vassili Gadjemoukov flétrit « le massacre général » des musulmans de cette ville et des alentours, qui avait provoqué une résistance désespérée dans la population musulmane, notamment kurde, qui assimilait, non sans raisons, conquête russe et carnage.
Quant à Boris Chakhovskoï, ancien consul versé à l’état-major du Caucase, où il était chargé des relations avec les tribus kurdes, il écrivit que les nationalistes arméniens voulaient « exterminer tous les habitants musulmans des zones que nous occupions » (vous avez bien lu), une politique hautement préjudiciable à l’administration puis à l’extension de ces zones. Tout cela conduisit finalement le commandement russe à dissoudre les unités de volontaires, en décembre 1915, et à faire prononcer, par la justice militaire du tsar, un nombre encore inconnu à ce jour de condamnations pour homicides volontaires [9] (jusqu’en 1918, les officiers russes dénonceront — d’un façon systématique et par voie de rapports et de comptes-rendus accablants — les exactions et autres atrocités récurrentes des éléments arméniens envers les populations civiles).
Or, malgré les massacres de musulmans en avril 1915, le gouvernement ottoman chercha malgré tout à éviter un déplacement massif, pendant encore un mois. En effet, encore le 2 mai 1915, le ministre de la Guerre, Enver, n’envisageait que l’expulsion des Arméniens habitant les provinces de Van et Bitlis. Ce ne fut que le 27 de ce même mois, après une intensification des révoltes, à Sivas notamment, que l’État ottoman se résolut à adopter une loi autorisant à déplacer de façon massive, pour des raisons de sécurité nationale, loi suivie le 30 par un décret d’application. Notons ici que le mot « arménien » ne figure pas une seule fois dans le texte de loi, pas plus d’ailleurs que le mot turc « tehcir [10] », ce qui rend bouffonne l’appellation, ici et là, de « loi tehcir ».
Y eut-il des massacres d’Arméniens, par la suite ? Oui, personne ne peut les nier. Mais ils ne furent jamais généralisés [11], et, autant que les autorités ottomanes, le purent, sévèrement punis, comme le prouvent les 1 397 condamnations prononcées entre octobre 1915 et janvier 1917 [12], prononcées à la suite d’instructions personnelles du ministre de l’Intérieur, Talat [13], d’ordres données par le numéro 3 du régime jeune-turc, Cemal [14], ou, le plus souvent, des enquêtes menées par les commissions créées par le conseil des ministres en septembre 1915 [15]. De la même façon, le déplacement forcé fut loin d’être généralisé lui aussi, comme le prouvent les exemptions accordées aux Arméniens d’Istanbul, Izmir, Konya, Kastamonu, Kütahya, Alep, etc., à des Arméniens catholiques, protestants ou fonctionnaires, ce qui représentait, au total, environ 500 000 personnes [16].
Conclusion :
On constate donc que, s’agissant du 24 avril, il y a un monde entre la logique commémorative et la logique historique ; et dans ce gouffre qui les sépare, coule le sang des victimes du terrorisme arménien, assassinées dans les années 1970 et 1980 pour que fût imposée une vision incorrecte de l’histoire.
En 1914-1915, les nationalistes arméniens ont pris les déclarations fort vagues de la Russie tsariste (au demeurant plus souvent orales qu’écrites) pour des promesses précises et solennelles. La frustration a donné lieu au terrorisme arménien de l’entre-deux-guerres puis, nous venons de le dire, à celui des années 1970 et 1980.
Lors de la deuxième guerre du Haut-Karabagh en 2020, le gouvernement arménien « avait cru au mythe de la Russie chrétienne [17] », se persuadant, contre toute évidence, que l’infériorité technique et en nombre d’hommes face à l’Azerbaïdjan serait de toute façon annulée par une intervention militaire russe. Tout ce que les nationalistes arméniens prendront pour une preuve de complaisance et de faiblesse dans des pays comme la Suisse les encouragera aux pires violences, notamment sur le sol de ces mêmes pays.
Références :
[1] Sur tous ces évènements : Maxime Gauin, « Uneven Repression: The Ottoman State and its Armenians », dans Edward J. Erickson (dir.), A Global History of Relocation in Counter-Insurgency Warfare, Londres-New York, Bloomsbury Academics, 2019, pp. 117-119.
[2] Garéguine Pasdermadjian, Why Armenia Should Be Free, Boston, Hairenik Press, 1918.
[3] Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Paris, Triangle, 1984, pp. 237-238 ; Sean McMeekin, The Russian Origins of the First World War, Cambridge (Massachusetts)-Londres, Harvard University Press, 2011, p. 154.
[4] Hovannès Katchaznouni (dirigeant de la Fédération révolutionnaire arménienne jusqu’en 1923, Premier ministre de la République d’Arménie de 1918 à 1919), The Armenian Revolutionary Federation Has Nothing to Do Anymore, New York, Armenian Information Service, 1955, p. 6.
[5] Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien, Paris, Triangle, 1984, pp. 239-240.
[6] Communication de l’ambassade de Russie à Paris au ministère des Affaires étrangères, le 23 février 1915, reproduite dans Arthur Beylerian (éd.), Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris, 1983, p. 7 ; Yusuf Halaçoğlu, Facts on the Relocation of Armenians (1914-1918), Ankara, TTK, 2002, pp. 58-59.
[7] « Le nouveau gouverneur de Van », Le Temps (Paris), 13 août 1915, p. 2 ; Justin McCarthy, Esat Arslan, Cemalettin Taşkıran et Ömer Turan, The Armenian Rebellion at Van, Salt Lake City, University of Utah Press, 2006, pp. 176-232 ; Sean McMeekin, The Russian Origins…, pp. 168-169.
[8] Salâhi Sonyel, « Armenian Relocations: A Re-Appraisal in the Light of New Documents », Belleten, XXXVI/141 janvier 1972, p. 60.
[9] Michael A. Reynolds, Shattering Empires. The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires, 1908-1918, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2011, pp. 156-160.
[10] Maxime Gauin, « Uneven Repression… », pp. 121 et 123-124 ; Kâmuran Gürün, Le Dossier arménien…, pp. 244-252.
[11] Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, pp. 181, 218-220 et 251-252.
[12] Stanford Jay Shaw, The Ottoman Empire in World War I, tome II, Ankara, TTK, 2008, pp. 1098-1099.
[13] Par exemple celle du 26 septembre 1915 : Hikmet Özdemir et Yusuf Sarınay (éd.), Turkish-Armenian Conflict Documents, Ankara, TBMM, 2007, p. 281.
[14] Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, p. 113.
[15] Minutes du conseil des ministres, 29 septembre 1915, dans Hikmet Özdemir et Yusuf Sarınay (éd.), Turkish-Armenian Conflict…, p. 294.
[16] Maxime Gauin, « Uneven Repression… », p. 126 ; Bernard Lewis, « Les explications de Bernard Lewis », Le Monde, 1er janvier 1994 ; Guenter Lewy, The Armenian Massacres…, pp. 191-198 et 203-205
[17] Olivier Roy, « L’Arménie a cru au mythe de la Russie chrétienne », Le Monde, 18 novembre 2020.