En préambule
Sur la thématique du « 24 avril 1915 » nous avons déjà présenté à nos lecteurs une traduction française de l’article publié en 2008 par le professeur Yusuf Sarınay dans l’International Journal of Turkish Studies (revue éditée par l’université du Wisconsin), ainsi qu’un article intitulé « Le 24 avril : usage et manipulations de l’histoire »
Cette année, nous voudrions vous apporter en complément une mise au point sur le contexte des arrestations opérées en avril 1915 et sur la situation réelle des élites arméniennes après ces arrestations. Nous serions ravis de contribuer ainsi à faire sortir certains de leur enfermement génocidaire qui a déjà fait couler le sang, y compris en Suisse et plus particulièrement à Genève.
I. Le problème de sécurité nationale posé par les nationalistes arméniens, en pleine guerre
Bien entendu, à en croire les nationalistes arméniens aujourd’hui, les arrestations du 24 avril 1915 sont la manifestation d’une persécution aveugle et injustifiable. Qu’en est-il en réalité ?
Nous ne nous étendrons pas ici sur le développement du nationalisme arménien à partir de la révolte de Zeytun en 1862, ni sur la stratégie de la tension et de la provocation menée par le parti Hintchak (fondé à Genève en 1887) et la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA, fondée à Tbilissi en 1890) dans les années 1890, y compris contre des cibles occidentales. Nous ne ferons que mentionner l’attentat du 21 juillet 1905, par la FRA, qui devait tuer le sultan Abdülhamit II à Istanbul, et qui fait environ quarante morts parmi les passants [1].
Le durcissement de la politique tsariste envers tous les non-Russes du Caucase, en 1897-1898 [2], et plus encore en 1903-1907 [3], provoque un changement d’alliance de la FRA (mais non du Hintchak), qui coopère avec le Comité Union et progrès (le CUP dont les membres sont des opposants au sultan Abdülhamit II, qui le contraignent en 1908 à rétablir la Constitution et gagnent les élections législatives dans la foulée) contre le régime tsariste. L’invasion de la Libye par l’Italie (1911-1912) et le changement radical de la politique tsariste, concernant les Arméniens russes aussi bien qu’ottomans, provoquent un nouveau renversement d’alliance en 1912 [4]. La FRA se tourne à nouveau vers la Russie.
En conséquence, le verdict rendu par la justice tsariste en 1912, dans le procès de membres et de dirigeants de la FRA, est qualifié de clément même par des universitaires arméniens de tendance nationaliste [5]. Le 10 décembre de la même année, la FRA assassine le maire de Van, l’Arménien loyaliste Bedros Kapamaciyan (Kapamadjian), soutien du CUP [6].
Les autres nationalistes arméniens ne sont pas en reste. En 1913, le Comité de la défense nationale (émanation du parti Ramkavar, créé en 1906) distribue aux consuls des grandes puissances en poste à Mersin un mémorandum prônant « une occupation ou annexion russe » du nord-est anatolien, éventuellement préparée par « une insurrection arménienne », et, si possible, une contrainte militaire au sud, en bord de Méditerranée pour « une autonomie arménienne » dans la région d’Adana [7], où les Arméniens sont minoritaires. En septembre 1913, lors de son congrès tenu en Roumanie, la FRA décide d’assassiner le ministre ottoman de l’Intérieur, Talat Pacha. Grâce à un Arménien loyaliste infiltré dans l’organisation, Arthur Esayan, la police ottomane arrête, en août 1914, les comploteurs, avant qu’ils n’aient trouvé l’occasion de passer à l’acte [8].
Rappelons qu’à ce moment-là, Oskan Mardikyan, membre du CUP, est ministre des Postes, téléphones et télégraphes (il est en fonctions de janvier 1913 jusqu’à sa démission volontaire, en novembre 1914, destinée à marquer son désaccord avec l’entrée en guerre de l’Empire ottoman). Par ailleurs, s’il est vrai qu’après une amélioration en 1908-1911, la sécurité publique se dégrade en 1912-1913, c’est essentiellement dans deux provinces, Van et Bitlis ; et la situation là-bas s’améliore de façon radicale en 1913-1914, comme en atteste la correspondance consulaire française et britannique, à la suite d’un renouvellement du personnel préfectoral [9].
Source : Justin McCarthy, Esat Arslan, Cemaletti Taşkıran et Ömer Turan, The Armenian Rebellion at Van, Salt Lake City, University of Utah Press, 2006, p. 4.
Or, comme le soulignera, entre autres, Hovannes Katchaznouni, le premier Premier ministre arménien, dès avant l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, la FRA et le Hintchak commencent à recruter des volontaires — très majoritairement de nationalité ottomane — pour l’armée russe [10].
… Nous avions embrassé la Russie de tout cœur sans aucun scrupule. Sans aucune base de fait positive, nous pensions que le gouvernement tsariste nous accorderait une autonomie plus ou moins large dans le Caucase et dans les vilayets arméniens libérés de Turquie en récompense de notre loyauté, de nos efforts et de notre assistance.
Nous avions créé une atmosphère dense d’illusion dans nos esprits. Nous avions implanté nos propres désirs dans l’esprit des autres; nous avions perdu le sens de la réalité et nous étions emportés par nos rêves.
Nous avons surestimé la capacité du peuple arménien, sa puissance politique et militaire, et surestimé l’étendue et l’importance des services que notre peuple a rendus aux Russes. Et en surestimant notre valeur et notre mérite très modestes, nous exagérions naturellement nos espoirs et nos attentes… »
Hovannès Katchaznouni
Dirigeant de la FRA et premier chef de gouvernement de l’Arménie indépendante (1918-1919)
L’un des responsables du recrutement est Garéguine Pasdermadjian, docteur en chimie de l’université de Genève, député au Parlement ottoman de 1908 à 1912 et dirigeant de la FRA [11]. Dès le 29 octobre 1914, alors que le recrutement est loin d’être terminé, le consul britannique à Batoum (en Géorgie, alors province russe) estime que ces volontaires sont presque 45 000 [12].
À l’intérieur de l’Empire ottoman, la situation n’est pas meilleure. Prenons quelques exemples. Le 25 février 1915, l’ambassade de Russie à Paris communique au ministère français des Affaires étrangères ce qui suit :
« Le commandant en chef de l’armée [russe] du Caucase télégraphie à Petrograd qu’un représentant des Arméniens de Zeïtoun [aujourd’hui Süleymaniye], arrivé à l’État-major de l’armée, a déclaré que près de 15 000 Arméniens étaient disposés à attaquer les communications turques, mais qu’ils manquaient de fusils et de munitions. Zeïtoun étant situé sur la ligne des communications de l’armée Erzeroum, il serait extrêmement désirable de faire diriger la quantité nécessaire de fusils et de munitions sur Alexandrette [Iskenderun], où les Arméniens prendraient livraison. L’action projetée des Arméniens de Zeïtoun étant dans l’intérêt commun des pays de l’Entente, il serait peut-être possible, étant donné l’urgence de la situation et l’impossibilité d’introduire des armes directement de Russie, d’obtenir de la part des gouvernements français et anglais l’envoi des fusils et cartouches susmentionnés dans le port d’Alexandrette, à bord de transports français ou anglais [13]. »
Zeytun/Süleymaniye est située trop loin à l’intérieur des terres pour que les insurgés arméniens y soient ravitaillés, mais des opérations et de bombardement ont lieu sur la côte, par des navires britanniques puis également français, principalement pour attaquer la voie de chemin de fer reliant l’Anatolie aux provinces arabes. Le capitaine Frank Larkin (plus tard promu contre-amiral et anobli par le roi d’Angleterre) rapporte la collaboration enthousiaste de certains Arméniens avec ses hommes venus détruire les ponts ferroviaires et la ligne télégraphique, dès décembre 1914 [14].
En février et mars 1915, les insurrections se multiplient dans les campagnes entourant la ville de Van, puis, en avril, la révolte gagne cette ville [15]. Van est ensuite prise par l’armée russe et ses avant-gardes arméniennes, à la grande satisfaction du commandement russe [16]. Aram Manoukian, chef de l’insurrection, est nommé gouverneur de Van par les Russes et déclare, durant un banquet : « Lorsqu’il y a un mois nous nous sommes soulevés, nous comptions sur l’arrivée des Russes. Notre position était très périlleuse. Nous devions ou nous rendre ou mourir. Nous avons préféré mourir, mais, à un moment inattendu, vous êtes accouru à notre secours [17]. »
Tout était prévu à l’avance. Depuis des années, Aram Manoukian « rencontrait régulièrement le vice-consul de Russie, S. Olferiev. Olfevriev rapporta deux conclusions essentielles à Sergei Dmitryevich Sazonov [ministre russe des Affaires étrangères], dans les mois qui précédèrent la Première Guerre mondiale : d’abord, la population arménienne locale, jusque-là quelque peu équivoque dans sa loyauté, et divisée en plusieurs partis révolutionnaires, le Hintchak et l’Armenakan [ce dernier a fusionné en 1921 avec le Ramkavar] étant en compétition avec le Dachnak, était maintenant fortement “russophile”, les dachnaks, dominants sur place, étant “complètement de notre côté”, c’est-à-dire du côté russe ; et, deuxièmement, Van était déjà “un camp armé […] tous les marchands arméniens sont en train d’entreposer des armes à feu dans leurs boutiques [18].” »
La révolte de Van fait des émules. Par exemple, le 22 avril 1915, le préfet de Sivas télégraphie que 15 000 Arméniens de sa province ont rejoint l’armée russe, cependant que 15 000 autres ont formé des bandes de guérilleros [19].
Voilà dans quelles conditions les arrestations de suspects ont lieu le 24 avril et les jours suivants. Comme l’indique, documents à l’appui, l’article du professeur Yusuf Sarınay, sur 235 Arméniens arrêtés fin avril (pas seulement le 24), trente-sept le sont par erreur et sont rapidement relâchés ; au domicile des 198 autres, la police trouve 19 pistolets Mauser (convertibles en carabines), 74 fusils Martini, 111 carabines Winchester, 3 591 armes de poings, 45 221 balles de pistolets, etc. De paisibles intellectuels, vraiment ?
II. Le 24 avril 1915, une décapitation de la communauté arménienne ottomane, vraiment ?
Tout aussi opposée à la vérité est la deuxième assertion des nationalistes arméniens à propos du 24 avril : cette date marquerait la fin des élites arméniennes ottomanes, ou à tout le moins stambouliotes.
En fait, les Arméniens ne cessent pas de participer à la vie politique de l’Empire ottoman. Voici une liste non exhaustive. Bedros Hallaçyan (Halladjian), membre du CUP, député de 1908 à 1918, ministre des Travaux publics de 1909 à 1912, est élu membre du comité central du CUP en septembre 1912. Vers la fin du printemps 1915, il est nommé représentant de l’Empire ottoman auprès de la Cour internationale d’arbitrage. Il est rappelé à Istanbul en 1916 pour présider la commission chargée de réécrire le code commercial ottoman [20]. Autre membre du CUP, Artin Boşgenzenyan (1861-1923) est élu et réélu député d’Alep de 1909 à 1919 et se montre un parlementaire actif, durant la Première Guerre mondiale, sur les questions économiques et financières [21].
Dikran Barsamian, professeur de langue et civilisation anglaises à l’université d’Istanbul, est élu député (apparenté CUP) de Sivas (Anatolie centre-orientale) en 1914. Il siège pendant toute la guerre. Le 8 novembre 1918, après l’armistice signé par l’Empire ottoman, le CUP se dissout et se transforme en parti Renaissance (Teceddüt). Le nouveau parti est dirigé par un conseil administratif (ce qui s’appellerait en Suisse et dans d’autres pays un comité directeur), où siège le député Barsamian, ainsi d’ailleurs que deux Grecs, le sénateur Dimitraki Mavrokordato et le député d’Istanbul Orfanidis Efendi, ainsi qu’un Juif, Ezekiyel Sason, député de Bagdad depuis 1908 [22].
Diplomate de carrière, brièvement secrétaire général du ministère ottoman des Affaires étrangères, en 1909, Manuk Azaryan (1849-1922) devient sénateur la même année et siège au Sénat jusqu’à sa mort (accidentelle), en avril 1922. Il demande publiquement, en 1920, qu’Istanbul reste turque et soutient discrètement le mouvement kémaliste, durant la guerre de libération nationale. Membre du CUP, Zareh Dilber (1846-1924) entre au Sénat en 1911 (en même temps que le chrétien maronite Süleyman al-Boustany) [23] et continue d’y siéger durant toute la guerre. Secrétaire général du ministère ottoman des Affaires étrangères de 1909 à 1912, gouverneur du Mont-Liban de décembre 1912 à juin 1915, Ohannès Kuyumciyan (1852-1933) démissionne avec fracas pour protester contre… la réduction de ses pouvoirs. Le gouvernement ottoman le fait taire en l’envoyant siéger au Sénat, trois mois plus tard [24].
Diplômé de l’École nationale supérieure d’agronomie de Grignon (France), haut fonctionnaire au ministère ottoman de l’Agriculture [25] jusqu’en 1908, Aram Efendi, partisan du CUP, devient alors sénateur. Il fait partie de la délégation parlementaire qui signifie sa destitution au sultan Abdülhamit II, en 1909 26]. Il continue de siéger au Sénat jusqu’à la fin de l’Empire ottoman (novembre 1922) et cosigne l’appel des sénateurs ottomans du 6 juillet 1922 contre les crimes de guerre commis par les forces grecques en Turquie et les calomnies répandues par Athènes et ses soutiens [27]. Il mène ensuite le courant kémaliste de la communauté arménienne catholique (en compagnie d’Ohannès Alexanian, ancien président de chambre au tribunal de commerce d’Istanbul), dans la lignée de ses positions laïques d’avant-guerre [28].
Pas plus qu’elles n’éliminent les Arméniens du Parlement ottoman, les arrestations du 24 avril 1915 ne mettent fin à leur présence dans la haute fonction publique. Hrant Abro, qui fit ses études secondaires à Lausanne et ses études supérieures dans la même ville, puis à l’université de Nantes, est conseiller juridique du ministère ottoman des Affaires étrangères de 1914 à 1922, puis travaille pour la République de Turquie jusqu’à son départ à la retraite, en 1924 [29]. En 1925, il est nommé à la commission chargée officiellement de réformer le droit de la famille pour les Arméniens turcs, en réalité d’obtenir l’acceptation d’un code civil laïque [30] (puisque le Traité de paix de Lausanne garantit que le droit de la famille des minorités reconnues comme telles ne peut pas changer sans leur accord), ce qui est fait en 1926, par l’adoption du code civil suisse.
Par ailleurs, la présence d’Arméniens loyalistes dans la fonction publique ne se limite pas, loin de là, à Istanbul. Un télégramme chiffré du ministère de l’Intérieur au sandjak (département) de Kal’a-i Sultaniye (Çanakkale) indique :
« Réponse à la lettre du 16 mai 1331 (29 mai 1915).
Il n’y a aucun inconvénient au voyage du sous-préfet de Bayramiç, Karabet Efendi, à Istanbul. 23 mai 1331 (5 juin 1915) [31]. »
Donc, bien après le 24 avril, un Arménien est encore sous-préfet, qui plus est dans une zone de guerre (nous sommes en pleine bataille des Dardanelles). Peu avant le 24 avril 1915, le 8 de ce mois pour être exact, Mihran Boyaciyan est encore inspecteur de l’administration ottomane, et remet un rapport sur la commune d’Eruh, dans la province de Bitlis [32], une région agitée dans les révoltes des nationalistes arméniens. Boyaciyan est mis à la retraite anticipée (pour une raison inconnue), le 1er mars 1916, mais il attaque ce décret devant le Conseil d’État (juridiction administrative suprême, calquée sur le modèle français), qui lui donne raison et lui permet de rester fonctionnaire jusqu’en 1924. En décembre 1922, il est membre fondateur de l’Association pour l’amitié turco-arménienne [33].
Faut-il rappeler que les nazis ont exclu les Juifs de la fonction publique dès le 7 avril 1933, moins de deux mois et demi après la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier ?
Il n’est pas davantage possible de parler d’exclusion de la vie économique. Directeur général adjoint de la Banque ottomane au moment où la Première Guerre mondiale éclate, Berç Keresteciyan est promu directeur général à la fin de 1914 et le reste jusqu’en 1927. Soutien du mouvement kémaliste durant la guerre de libération nationale, il est président d’honneur de l’Association pour l’amitié turco-arménienne à sa fondation, en décembre 1922 [34]. Il est aussi député d’Afyon au Parlement turc de 1935 à 1946 [35]. En 1934, Kemal Atatürk ajoute « Türker » (« le Turc valeureux ») à son patronyme. Plus généralement, les 160 000 Arméniens d’İstanbul (ville de l’Empire ottoman qui compte le plus de millionnaires, Arméniens ou autres) sont pour la plupart laissés tranquilles. À İzmir, l’autre ville où résident des Arméniens millionnaires, seuls 256 suspects sont expulsés ; les 25 000 autres Arméniens de l’agglomération et de toute la province restent chez eux [36]. Diplômé de l’Institut agronomique de Montpellier, Kévork Torkomyan est directeur de l’Institut séricicole de Bursa de 1888 à son départ à la retraite, en 1922 ; il meurt de vieillesse en 1955, à l’âge de 96 ans [37].
Dans la province d’Adana, l’armée française trouve, en arrivant, à l’hiver 1918-1919, dix mille Arméniens exemptés de déplacement forcé : « la plupart étaient des gros commerçants avec leurs employés », par exemple « les Chalvardjian, minotiers » de Tarsus, qui ont fait pendant la guerre « une fortune considérable [38] ».
Le 24 avril 1915 aurait-il alors marqué la fin de la présence arménienne dans l’armée ottomane ? Pas davantage. Encore en octobre-novembre 1917, l’armée britannique fait prisonniers des Arméniens parmi les militaires ottomans dont elle s’empare [39]. Dans France-Arménie du 1er janvier 2010, Anahide Ter-Minassian a publié un article sur Hrant Samuelian, dirigeant de la Fédération révolutionnaire arménienne des années 1920 à sa mort, en 1977, où elle indique : « Officier de réserve de l’armée ottomane, il est mobilisé à l’été 1914. À partir d’août 1915, il sert dans les hôpitaux militaires à Konya, Panderma, Manissa, Jérusalem, Nazareth, Naplouse. C’est en Palestine qu’il est fait prisonnier par l’armée britannique (septembre 1918). » Elle ne craint pas d’écrire : « Quand a-t-il intégré les rangs de la FRA ? Peu importe, mais il participe au 10e congrès général du parti à Paris (1924) […] » Il « importerait » justement de savoir quand et pourquoi Samuelian récompense les Turcs du traitement sans préjugés qu’ils lui avaient réservé par l’adhésion à un parti frénétiquement antiturc, qui tente (par exemple) d’assassiner Kemal Atatürk en 1924, 1925, 1926 et 1927, ainsi que le Premier ministre İsmet İnönü en 1923 [40] et 1931.
Nous voudrions finir par un personnage trop peu connu, au parcours singulier. Tigrane Zaven (1874-1938), né à Sivas, est un intellectuel marxiste, opposant au régime d’Abdülhamit II, exilé au Caucase jusqu’en 1908. Il retourne à Istanbul cette année-là, et y demeure jusqu’en 1922. Tout en défendant des idées parfois peu compatibles avec celles du CUP, il soutient sans équivoque l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman. Ses liens personnels avec certains membres du parti nationaliste-marxiste Hintchak (parti qu’il avait critiqué en 1906-1908, il faut le préciser) ne servent jamais de prétexte pour l’arrêter, ni le 24 avril 1915, ni ensuite. Il s’installe en Bulgarie en 1922, puis en France et finalement en Arménie soviétique, en 1933. Ce dernier choix lui est fatal : arrêté en 1937, il est fusillé en 1938, pendant la Grande terreur stalinienne [41]. Cela n’empêche pas les partis nationalistes arméniens qui ont soutenu Staline malgré les exécutions d’intellectuels arméniens (et de tant d’autres personnes) de nous présenter aujourd’hui une vision totalement erronée du 24 avril 1915 et, d’une façon plus générale, de l’Empire ottoman.
Conclusion
Loin d’être une mesure de persécution ou d’extermination, le 24 avril 1915 est une opération de police en temps de guerre. Manipuler à ce point un événement historique ne peut servir que les causes les plus extrémistes et les plus dangereuses.
Les Turcs n’ont pas peur de la vérité mais ils la veulent complète ! »
Ceux qui demandent aux Turcs de « regarder leur histoire en face » feraient bien, dans leur propre intérêt, de donner l’exemple. Un progrès vers la rationalité a été fait, ces dernières années, par une majorité d’Arméniens d’Arménie, comme en témoignent la victoire du Premier ministre Nikol Pachinyan aux élections législatives de juin 2021, ses avancées vers la paix avec l’Azerbaïdjan (déclaration de Prague en octobre 2022, soutien mutuel entre Erevan et Bakou pour la COP 29, etc.) ou sa volonté de se distancer des prises de position, par des tiers, sur la question du prétendu « génocide » —qu’il a récemment qualifié de Meds Yeghern (Grande Catastrophe) —, faisant valoir qu’elles avaient été demandé par la diaspora et non par le gouvernement arménien.
Par contre, aucune évolution de ce genre n’est discernable parmi les groupes qui parlent au nom de la diaspora, ni en Suisse (où l’Association Suisse-Arménie fut cofondée par James Karnusian, également cofondateur d’un groupe terroriste, l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie – ASALA), ni ailleurs !
Références :
[1] Mikael Varandian, Rapport présenté au congrès socialiste international de Copenhague par le parti arménien « Daschnaktzoutioun ». Turquie — Caucase — Perse, Genève, 1910, pp. 16-17.
[2] Antoine Constant, L’Azerbaïdjan, Paris, Karthala, 2002, p. 223-225.
[3] E. Aknouni, Les Plaies du Caucase, Genève, Fédération révolutionnaire arménienne, 1905 ; du même auteur, Political Persecution, Armenian prisoners of the Caucasus, New York, 1911.
[4] Onur Önol, The Tsar’s Armenians: A Minority in Late Imperial Russia, Londres-New York, I. B. Tauris, 2017, pp. 146-150, 181 et passim ; Michael A. Reynolds, Shattering Empires. The Clash and Collapse of the Ottoman and Russian Empires, 1908-1918, pp. 98-102.
[5] Richard Hovannisian, Armenia on the Road to Independence. 1918, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1967, p. 22-23 and 31; Gaïdz Minassian, Géopolitique de l’Arménie, Paris, Ellipses, 2005, p. 15.
[6] Rapport du vice-consul britannique à Van, 9 janvier 1913, dans Muammer Demirel (éd.), British Documents on Armenians (1896-1918), Ankara, Yeni Türkiye, 2002, p. 560 ; Hasan Oktay, « On the Assassination of Van Mayor Kapamaciyan by theTashnak Committee », Review of Armenian Studies, n° 1, 2002, pp. 79-89 ; Kapriel Serope Papazian, Patriotism Perverted, Boston, Baikar Press, 1934, p. 69.
[7] La Question arménienne et les solutions qu’elle comporte, 1913, pp. 9-10 et 19.
[8] Ahmet Tetik (éd.), Armenian Activities in the Archive Documents, Ankara, ATASE, volume III, 2006.
[9] Maxime Gauin, « Uneven Repression: The Ottoman State and its Armenians », dans Edward J. Erickson (dir.), A Global History of Relocation in Counter-Insurgency Warfare, London-New York, Bloomsbury Academics, 2019, pp. 118-119.
[10] Hovannes Katchaznouni, The Armenian Revolutionary Federation Has Nothing to Do Anymore, New York, Armenian Information Service, 1955, p. 5 (traduction partielle d’un discours prononcé par l’auteur, dirigeant de la FRA, lors du congrès de ce parti en 1923).
[11] Garéguine Pasdermadjian, Why Armenia Should Be Free, Boston, Hairenik Press, 1918.
[12] Muammer Demirel (éd.), British Documents on…, p. 665.
[13] Arthur Beylerian (éd.), Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918), Paris, 1983, p. 7.
[14] Edward J. Erickson, “Captain Larkin and the Turks. The Strategic Impact of the HMS Doris in Early 1915”, Middle Eastern Studies, XLVI-1, janvier 2010, pp. 151-162.
[15] Justin McCarthy, Esat Arslan, Cemalettin Taşkıran et Ömer Turan, The Armenian Rebellion at Van, Salt Lake City, University of Utah Press, 2006, pp. 176-232 et 258.
[16] Gabriel Korganoff (Gorganian), La Participation des Arméniens à la guerre mondiale sur le front du Caucase
(1914-1918), Paris, Massis, 1927, pp. 24-28.
[17] Gaston Gaillard, Les Turcs et l’Europe, Paris, Chapelot, 1920, p. 283.
[18] Sean McMeekin, The Ottoman Endgame. War, Revolution and Making of the Modern Middle East, Londres, Allen Lane, 2015, p. 228.
[19] Documents on Ottoman Armenians, Ankara, Direction générale de la presse et de l’information, tome II, 1985, p. 80.
[20] Yücel Güçlü, The Holocaust and the Armenian Case in Comparative Perspective, Lanham-Boulder-New York, University Press of America, 2012, pp. 79-80 et 83.
[21] Feroz Ahmad, The Young Turks and the Ottoman Nationalities. Armenians, Greeks, Albanians, Jews and Arabs, 1908-1918, Salt Lake City, University of Utah Press, 2014, p. 93.
[22] Stanford Jay Shaw, From Empire to Republic. The Turkish War of National Liberation, 1918-1923, Ankara, TTK, 2000, tome I, pp. 181-182.
[23] « Échos », La Patrie, 22 janvier 1911, p. 30.
[24] Engin Deniz Akarli, The Long Peace: Ottoman Lebanon, 1861-1920, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1993, pp. 80, 100, 121-128, 174, 198, 231 et 239.
[25] « Dépêches télégraphiques », Le Temps, 20 août 1902, p. 1.
[26] Cengiz Sisman, The Burden of Silence. Sabbatai Levy and the Evolution of the Ottoman-Turkish Dönmes, Oxford-New York, Oxford University Press, 2015, p. 248.
[27] « Appel des sénateurs ottomans », Orient & Occident, septembre 1922, pp. 117-118.
[28] « Chez les Arméniens catholiques », La Croix, 17 avril 1912, p. 3.
[29] Abdülhamit Kırmızı, “European Educational Background of Armenian Officials in the Ottoman Empire” dans Andreas Schmoller (dir.), Middle Eastern Christians and Europe, Zurich, LIT, 2018, p. 67; Aimee M. Genell, “The Well-Defended Domains: Eurocentric International Law and the Making of the Ottoman Office of Legal Counsel”, Journal of the Ottoman and Turkish Studies Association, III-2, novembre 2016, pp. 262, 266-267, 270 et 273.
[30] Jean Naslian, Les Mémoires de Mgr Jean Naslian, évêque de Trébizonde, Vienne, Imprimerie méchithariste, 1955, tome II, p. 768. Antiunioniste, antikémaliste et antisémite, Naslian ne semble avoir, logiquement, gardé aucun bon souvenir l’unioniste-kémaliste Abro.
[31] Şinasi Orel et Sürreya Yuca, Les « Télégrammes » de Talât Pacha. Fait historique ou fiction ?, Paris, Triangle, 1986, p. 104.
[32] Ibid.
[33] Silvart Malhasyan, İstanbul’da 1922 Yılında Kurulan Türk Ermeni Teali Cemiyeti ve Faaliyetleri, mémoire de master, İstanbul Üniversitesi, 2005, pp. 36-38.
[34] Stanford J. Shaw, From Empire to Republic. The Turkish War of National Liberation, 1918-1923. A Documentary Study, Ankara, TTK, 2000, volume III-1, p. 1050 ; « Pour le rapprochement entre Turcs et Arméniens », Stamboul, 15 janvier 1923, p. 3.
[35] « Les députés indépendants », Istanbul, 9 février 1935, p. 1 ; Yüksel Yıldırım, « 1935 Genel Seçimlerinde Afyonkarahisar Bağımsız Milletvekili: Berç Keresteciyan Türker », Afyon Kocatepe Üniversitesi Sosyal Bilimler Dergisi, XXIV-4, décembre 2022, pp. 1592-1605.
[36] Guenter Lewy, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey, Salt Lake City, University of Utah Press, 2005, pp. 203-204.
[37] Yüce Doruk, « Kevork Torkomyan Efendi ve İpekçilik Enstitüsü », Bursa’da Yaşam, 2012, pp. 112-115 ; Mehmet Ali Yıldırım, « Osmanlı’da Modern Ziraatın Gelişimine Katkı Sunan İki Ermeni Mütehassıs: Hagop Amasyan Ve Kevork Torkomyan », Kilis 7 Aralık Üniversitesi Sosyal Bilimler Dergisi, VI-12, 2016, pp. 126-143.
[38] Service de renseignement de l’armée de terre, Les Arméniens de Cilicie [septembre ou octobre 1921], Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, 399 PA-AP 184. Nos remerciemenst à l’historien français le Prof. Dr. Maxime Gauin pour ce document.
[39] Edward J. Erickson, Ottoman Army Effectiveness in World War I. A Comparative Study, Londres-New York, Routledge, 2007, p. 120.
[40] Bilâl Şimşir, Şehit diplomatlarımız (1973-1994), Ankara-İstanbul: Bilgi Yayinevi, 2000, tome I, pp. 60-73.
[41] Rachel Mazuy et Ludmilla Stern (éd.), Moscou-Caucase, été 1934, Paris, éditions du CNRS, 2019, p. 142, n. 309 ; Anahide Ter Minassian, « The Role of the Armenian Community in the Foundation and Development of the Socialist Movement in the Ottoman Empire and Turkey, 1876-1923 », dans Mete Tunçay et Erik Jan Zürcher (dir.), Socialism and Nationalism in the Ottoman Empire 1876-1923, Londres, I. B. Tauris, 1994, pp. 134-135 et 201-202 ; Tigrane Zaven, « La situation à Constantinople — Le nouveau cabinet est prêt à conclure la paix sous condition de garder Andrinople », L’Humanité, 26 janvier 1913, p. 3.
Édité le 22 avril 2024