Plantons le décor
Le Moyen-Orient est un territoire qui comporte pratiquement les 30% des réserves énergétiques (pétrole, gaz naturel) dans le monde. Depuis plus d’un siècle, cette géographie a été le centre de gravité des visées hégémoniques des puissances occidentales. Pour les USA, il est crucial que le commerce international de pétrole continue à se négocier avec des dollars en tant que monnaie de référence pour pouvoir maintenir au niveau planétaire l’ordre économique établi en faveur de la finance globalisée qui cherche à maximiser son profit par l’exploitation de l’économie réelle productive.
Le Moyen-Orient est formé par des pays en majorité musulmans arabes. Malgré la présence dominante de l’Islam dans la région, les populations indigènes des pays se composent sous forme d’entités avec des tendances religieuses souvent rivales, de diverses sectes islamiques, et d’ethnies différentes qui s’entre-déchirent perpétuellement à cause de contradictions d’origine historique. La manipulation de ce bourbier par l’Occident a rendu possible l’apparition du monstre Daesh comme l’a avoué le Président Donald Trump en déclarant que c’est un produit hérité de l’administration Obama.
Les doctrines d’antan remises au goût du jour
Ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient est la conséquence d’un déterminisme entamé par l’Occident, dans un premier temps, lors des accords secrets Sykes-Picot en 1916, pour le partage et la domination de la région par l’Angleterre et la France. Puis, dans un second temps, après la Seconde Guerre mondiale, lesdits accords ressuscitent sous la forme du “Grand Projet du Proche-Orient”, une doctrine orchestré par les néocons américains pour remodeler le paysage politique actuel en faveur de leurs intérêts dans le cadre de la mondialisation. Ce dernier projet consiste à démanteler les structures étatiques et nationales des pays existants afin d’édifier des foyers avec des dirigeants soumis à l’Occident et autres états satellites sur des bases pseudo-nationales et ethnico-religieuses, selon la devise bien connue de l’impérialisme “diviser pour régner”.
Les accords Sykes-Picot devinrent caducs suite à la guerre d’indépendance des Turcs et des Kurdes menée par Mustafa Kemal Atatürk contre l’impérialisme occidentale ce qui a permis de construire la République moderne et laïque de Turquie. Dans l’état actuel, le “Grand Projet du Proche-Orient” a — grâce aux trois interventions successives de l’armée turque à la frontière syrienne —rejoint les poubelles de l’Histoire. Dès lors, il n’est pas étonnant que cette situation attise la haine et la colère des puissances impérialistes qui s’efforcent de manipuler les médias pour fédérer l’opinion publique contre la Turquie.
La Syrie, dernière victime du Printemps arabe
La guerre civile syrienne débute en 2011 dans le contexte du Printemps arabe, soit dix ans après les quatre attentats-suicides du 11 septembre 2001 (communément appelés 11 Septembre, ou 9/11 et Nine eleven en anglais) perpétrés le même jour aux États-Unis. Durant cette période, l’opinion publique a assisté à la deuxième guerre d’occupation de l’Iraq, au démantèlement de la Lybie, aux « printemps arabes » en Tunisie et Egypte. Quant à Bachar el-Assad, à la différence de Zine el-Abidine Ben Ali et de Hosni Moubarak, il décide de rester au pouvoir coûte que coûte, utilisant une violence que ni le dictateur tunisien ni le dictateur égyptien n’avaient osé employer.
Les acteurs non-gouvernementaux : L’Etat islamique et les Kurdes
Bachar el-Assad décide aussi de libérer, dès mars 2011, des islamistes de ses prisons, islamistes qui deviennent ensuite des cadres d’Al-Qaïda, puis de l’organisation État islamique (EI), après la scission. Le régime syrien fait ensuite le choix de concentrer ses efforts sur la rébellion plutôt que sur les islamistes radicaux.
En 2013, Barack Obama fait annuler au dernier moment le projet franco-turco-américain d’intervention au sol, contre le régime el-Assad et contre les islamistes. C’est alors que la Turquie, directement touchée par le conflit syrien, décide d’agir de sa propre initiative. Loin d’aider les djihadistes, elle tire au canon sur un convoi de l’organisation EI dès octobre 2013. Tout en continuant de soutenir l’Armée syrienne libre, elle donne aussi des armes à Ahrar al-Sham, un groupe certes réactionnaire, mais totalement hostile au terrorisme, qui combat l’EI autant que le régime el-Assad, qui n’a aucune intention d’exporter hors de Syrie ses idées, et qui, au contraire, souhaite une entente avec les démocraties occidentales.
On peut remarquer au passage que le chef religieux d’Ahrar al-Sham est un Kurde. C’est également à partir de 2013 que la Turquie construit un mur à sa frontière avec la Syrie, mur qui s’avère, une fois la longueur critique atteinte, vers la fin de 2014, l’obstacle le plus décisif au recrutement pour les groupes djihadistes (essentiellement l’organisation EI et le Front al-Nosra). De 2014 à 2017, la Turquie forme des peshmergas (combattants kurdes d’Irak) contre l’organisation EI et leur fournit des armes.
Présenter la politique de la Turquie comme « anti-kurde » et « favorable aux djihadistes » relève donc de la diffamation pure et simple ! Alors, quel est le problème ?
En 1973, est créé en Turquie un groupuscule séparatiste kurde, qui prend, en 1978, le nom de Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à ne surtout pas confondre avec les peshmergas, qu’il exècre. Le PKK s’impose, afin de se hisser comme l’unique représentant du peuple kurde, face aux autres séparatistes et aux autonomistes par une violence effrénée, qu’il utilise aussi contre les Kurdes loyalistes : il assassine ainsi 354 Kurdes entre 1978 et 1980 (Andrew Mango, Turkey and the War on Terror, Londres-New York : Routledge, 2005, p. 34).
À partir de 1984 au plus tard, le PKK devient dépendant du régime el-Assad. En 1998, la Turquie met Damas en demeure : si les dirigeants du PKK ne sont pas expulsés de Syrie, l’armée turque ira les chercher. Face à la menace d’une invasion à laquelle son armée serait incapable de résister, même quelques jours, la Syrie cède et signe, le 20 octobre 1998, l’accord d’Adana, qui prévoit un droit de poursuite pour la Turquie, si les autorités syriennes s’avéraient incapables de réduire les activités du PKK sur leur sol. Ceux qui invoquent « le droit international » (sans jamais citer un seul texte) contre l’intervention turque sont donc soit des ignorants soit des menteurs.
En effet, la branche syrienne du PKK (le PYD, dont les groupes armés s’appellent le YPG) a su tirer profit de la guerre civile, le régime el-Assad préférant se concentrer, comme il a été vu, sur la rébellion non-djihadiste. Jusqu’aux premières semaines de 2016, le PKK syrien a collaboré avec le régime el-Assad, par exemple lors de la bataille d’Alep, en janvier. Or, à partir de 2014, Barack Obama, tétanisé face à l’Iran des mollahs, décide de s’appuyer sur le PKK syrien contre les djihadistes, car, à la différence de l’Armée syrienne libre et d’Ahrar al-Sham, ce groupe n’est pas hostile à Téhéran (au contraire, jusqu’au début de 2017, le principal soutien à ces terroristes vient d’Iran et encore aujourd’hui, les mollahs sont opposés à l’actuelle intervention turque), ni à Damas. Ce faisant, il méprise un arrêt de la Cour suprême américaine (Holder v. Humanitarian Law Project, daté du 21 juin 2010), qui, on l’oublie trop souvent, interdit toute assistance à quelque branche que ce soit du PKK.
À noter que la position de la Cour suprême américaine n’est pas différente de celle de la Cour européenne des droits de l’homme, laquelle a jugé que la Cour suprême danoise avait eu raison de retirer son autorisation d’émettre à Roj TV, en raison de l’inféodation de cette chaîne de télévision au PKK (Roj TV c. Danemark, 24 mai 2018). Nous avions d’ailleurs soulevé ce point dans un de nos articles mis en ligne en 2017 ainsi que dans un courrier du 6 mars 2017 au Conseil administratif, en réponse à la motion M-1261 du Conseil municipal de la Ville de Genève).
Pendant la guerre civile syrienne, la branche locale du PKK a collaboré avec le régime el-Assad jusqu’en février 2016 : http://peuple-kurde.blogspot.com/2016/02/azaz-les-attaques-conjointes-des-forces.html Ce n’est donc nullement un acte de « désespoir », mais le retour à son alliance traditionnelle.
Ce n’est donc, là encore, nullement un quelconque acte de « désespoir » mais le retour à son alliance traditionnelle qui a poussé le PKK syrien à libérer les djihadistes ces jours-ci. Sa perfidie habituelle a d’ailleurs été relatée dans les médias : http://www.leparisien.fr/international/en-syrie-les-kurdes-laissent-s-echapper-des-djihadistes-francaises-14-10-2019-8172942.php?fbclid=IwAR3OT4OyL8OyqrlWBjgV9KflP7n_tx4dbYBgdfQwf22JztJZ4kOSs4hzakw Jamais l’armée turque et l’armée syrienne libre n’ont pratiqué ainsi. Alors, qui sont les alliés des puissances occidentales ? Ceux qui s’entendent avec les djihadistes ou ceux qui les enferment systématiquement, quand ils ne les tuent pas au combat ? Et comment ne pas se contredire en prétendant, d’un même souffle, que le PKK syrien est indispensable contre les djihadistes, et qu’il est victime de l’armée turque et de ses alliés syriens, qui l’ont balayé en seulement quelques jours ?
La duplicité du PKK et de sa filiale syrienne, le YPG, l’hypocrisie de certains milieux occidentaux qui perçoivent ces mouvements terroristes comme un fétichisme des plus séduisants, ont été d’ailleurs parfaitement analysées par M. François Martin, journaliste et consultant, dans son article intitulé “Syrie : gentils Kurdes contre méchants Turcs ?” paru dans Causeur le 23 octobre 2019. Voilà ce qu’il dit en substance :
En politique étrangère, malheureusement, les enfants de cœur n’existent pas. Pas plus les kurdes syriens, alliés au PKK, une organisation terroriste qui ensanglante la Turquie depuis trente-cinq ans. Il n’y a pas les bons et les méchants. Chacun défend ses intérêts avec la plus grande énergie, avec sauvagerie même. Chacun utilise pour cela tous les moyens, militaires, politiques, diplomatiques et médiatiques, et ceux qui ne le font pas disparaissent. Mais il y a ceux qui le reconnaissent et ceux qui le cachent, qui font semblant de rechercher la paix et l’amour. Ces derniers-là sont des idéalistes, mais plus souvent des menteurs et des hypocrites. Ce sont aussi des criminels, car ce sont eux qui, en 2010, ont contribué à créer les conditions de cette horrible guerre civile.»
Il est contraire au bon sens le plus élémentaire de soutenir une organisation terroriste contre une autre organisation terroriste. Les faits le confirment. Par exemple, l’enquête de la télévision publique britannique (BBC), en 2017, a démontré que le PKK syrien n’a pris le contrôle de Raqqa, au détriment de l’organisation EI qu’à la suite d’un accord avec ces djihadistes : ils pouvaient quitter la ville sans être appréhendés ; en échange, le PKK s’étendait territorialement.
Pour les cas où un tel accord n’a pas pu être trouvé, il importe de souligner que la victoire du PKK syrien n’est pas due à une capacité militaire impressionnante, mais aux frappes américaines et européennes : n’importe quelles troupes au sol auraient obtenu le même résultat ; c’est la préférence donnée, en 2014, par Washington, puis, à partir de 2016 surtout, par certains pays européens, aux séparatistes kurdes du PYD qui a conduit à cette aberration qu’un groupe minoritaire au sein d’une ethnie ne représentant elle-même que 8% des Syriens se retrouve à contrôler un tiers de la Syrie, où il pratique la purification ethnique.
Rien de plus faux, en effet, que d’imaginer la minorité kurde, en Syrie ou ailleurs, comme soudée derrière le PKK. Un militant de gauche radicale, et donc fort peu suspect de sympathie envers le gouvernement turc, qui s’est rendu sur place, en rapporte une critique sans concession.
En voilà un extrait :
Le rôle des femmes dans la milice du PKK/PYD est également frappant. Mais qu’y a-t-il de si révolutionnaire que d’être recruté (ou enrôlé de force) dans une armée, d’obéir aux ordres et de subir le traumatisme du combat ? Le recrutement de femmes soldats n’a pas réussi à mener à la libération des femmes à long terme dans d’autres soulèvements nationalistes tels que la révolution sandiniste. Pourquoi cela devrait-il réussir au Rojava ?
Si le PKK a rompu avec le stalinisme, pourquoi son site très sectaire fait-il plus que jamais l’éloge d’Abdullah Öcalan ? Où y a-t-il de claires excuses pour les meurtres commis par le PKK de tant de ses opposants et dissidents de gauche ? Où y a-t-il des excuses pour ses nombreuses années d’alliance de facto avec la dictature meurtrière d’Assad ? »
Exciter les fantasmes de tels ou telles en montrant une infime minorité de femmes (souvent recrutées contre leur gré, d’ailleurs) n’aide pas à la compréhension de la question comme l’a noté notre Président, Celâl Bayar, lors du Téléjournal de la Radio Télévision Suisse du 17 octobre 2019. Il est beaucoup plus pertinent de relever, par exemple, que la kamikaze du PKK qui s’est fait exploser à Ankara, en mars 2016, tuant trente-six personnes près de la place la plus fréquentée de la ville, avait été entraînée dans un camp syrien du PKK. Voilà qui explique les opérations terrestres de l’armée turque et de ses alliés syriens, contre le PKK et contre l’organisation EI en 2016 et 2017, contre le PKK seul (l’organisation EI ayant perdu presque tous ses territoires) en 2018 et maintenant cette année.
L’intervention turque et l’hypocrisie des Occidentaux
L’intervention turque du 9 octobre 2019 prouve une fois de plus que, militairement, le PKK syrien ne vaut pas grand-chose (ses membres fuient sans combattre sérieusement, voire sans combattre du tout) et que le combat contre l’organisation EI, dont le chef historique Abou Bakr al-Baghdadi vient d’être neutralisé dans le nord-ouest de la Syrie par les forces spéciales américaines, n’est qu’un argument publicitaire, et non un objectif en soi : Il vient ainsi de libérer des djihadistes dont il avait la charge, pour attribuer la responsabilité de cette libération à la Turquie, de la manière la plus hypocrite et la plus grossière. De même, il est parfaitement hypocrite de reprocher à Ankara son rapprochement avec Moscou : c’est en vain que le gouvernement turc a réclamé la fin de l’aide occidentale au PKK syrien, et invoqué les succès de l’Armée syrienne libre.
Au vu de cette hypocrisie flagrante du bloc euro-atlantique, la Turquie et les pays de la région avec la contribution de la Fédération Russe se sont alliés à Astana pour développer une stratégie dans le but de garantir l’unité territoriale et politique de la Syrie d’une part et, pour les Turcs, il s’agit de garantir surtout la sécurité de ses frontières d’autre part. En effet, récemment encore, la Turquie a dû subir les attaques incessantes aux tirs de mortier et de fusées provenant de l’autre côté de ses frontières syriennes qui a causé la mort des civils innocents, à savoir plusieurs dizaines d’enfants, de femmes et d’hommes. Dès lors, il était naturel pour la Turquie de se tourner vers la Russie pour la convaincre de réduire son propre soutien aux séparatistes kurdes du PYD, la branche syrienne du PKK.
Seriner que ces derniers terroristes partagent « les valeurs occidentales » — ce qui revient à dire que la purification ethnique, l’assassinat politique, l’attentat-suicide et le culte de la personnalité en font désormais partie — ne convaincra personne en Turquie.
Le gouvernement américain s’est avéré plus lucide qu’auparavant, en signant un accord avec la Turquie qui approuve le droit de cette dernière à une zone de sécurité et par lequel les États-Unis s’engagent à récupérer les armes lourdes données au PKK syrien.
Les gouvernements britannique, hongrois et espagnol ont eux aussi compris la réalité de la situation. Quand les autres gouvernements européens accepteront-ils de voir l’évidence ?
Les buts affichés par les responsables turcs sont suffisamment clairs et compréhensibles : créer une zone tampon de 30 kilomètres de profondeur en territoire syrien afin de sécuriser ses frontières contre toutes attaques terroristes et permettre aux plus de 4 millions de syriens réfugiés en Turquie de retourner dans leur pays pour retrouver une vie normale et décente. Le dernier accord conclu entre la Turquie et la Russie le 22 octobre 2019 comme celui arrêté avec les USA, reconnait également les inquiétudes légitimes d’Ankara pour sa propre sécurité le long de sa frontière avec la Syrie. Il est à signaler qu’un des points essentiels de cet accord est de garantir l’intégrité territoriale et politique de la Syrie d’une part, et d’encourager, d’autre part, les travaux du Comité constitutionnel syrien visant à mettre sur pied une nouvelle constitution. La première réunion du Comité constitutionnel syrien doit se tenir sous les auspices des Nations unies à Genève le 30 octobre 2019.
Le PKK et le PYD, “idiots utiles” au service du néo-colonialisme ?
Les Kurdes sont dispersés actuellement dans cinq pays. Le bloc occidental semble avoir compris, grâce à la résistance des peuples du Moyen-Orient, que le démantèlement de quatre de ces pays de manière unilatérale et arbitraire en vue de constituer un état kurde satellite pro-occidental est une stratégie illusoire. La déclaration récente du Président Trump « nous avons sauvé les puits de pétrole » pour justifier son retrait du nord de la Syrie, montre que cette puissance se concentre sur principalement un but : le contrôle des ressources pétrolières.
Nous verrons bien si, dans un futur proche, les Kurdes du PKK et du PYD, que l’on croit trahis par les Etats-Unis, seront les gardiens — volontaires des puits de pétrole — mandatés par les puissances occidentales afin de préserver leurs intérêts au détriment des aspirations à la Paix de l’ensemble des peuples du Moyen-Orient.
Mis en ligne le 29 octobre 2019