Avant-propos
Au terrorisme arménien des années 70 et 80 qui toucha de nombreux pays dont la Suisse, s’ajoute, depuis un certain temps, le terrorisme intellectuel — sous forme, entre autres, de diffamation, et injure, — et celui de la censure qui vise à réprimer, encore de nos jours, des juristes, écrivains, chercheurs et historiens spécialisés dans l’histoire de l’Empire ottoman tardif, celle entre autres concernant les événements de 1915.
Cette stratégie du harcèlement et de la haine est intolérable dans un état de droit. Il est donc tout naturel que notre fédération soutienne ceux et celles qui sont les victimes des milieux ultra-nationalistes arméniens.
C’est le cas de l’historien français Maxime Gauin, connu dans les milieux académiques pour ses connaissances approfondies de la « question arménienne » et dont nous avions —dans deux articles précédents (« Soutien de la FATSR à Maxime Gauin pour son procès du 21 février 2019 à Paris », et « Compte-rendu du procès en appel du 21 février 2019 de Maxime Gauin c. Jean-Marc “Ara” Toranian & Samuel Tilbian » — relaté ses récentes actions en justice.
Un nouveau procès doublé d’une question prioritaire de constitutionalité (QPC)
Jeudi 4 février devant la 17e chambre correctionnelle de Paris, un nouveau procès en diffamation opposera l’historien Maxime Gauin (partie civile) à Jean-Marc « Ara » Toranian, ancien chef de la branche « politique » de l’ASALA en France, qui s’est (entre autres) signalé en qualifiant de « héros » le terroriste Mardiros Jamgotchian, assassin, en 1981, de Mehmet Savaş Yergüz, secrétaire du consulat de Turquie à Genève ; et à Laurent Leylekian, ancien directeur de France-Arménie (journal également connu pour son apologie du terrorisme arménien), déjà condamné pour diffamation dans une affaire similaire en janvier 2014.
M. Gauin a déposé, en plus des conclusions sur le fond, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) — qui a pour origine un tweet litigieux de M. Carlo Sommaruga (un parlementaire suisse connu pour sa turcophobie et son soutien envers les sympathisants du « Parti des travailleurs du Kurdistan » (PKK) — contre la loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance du « génocide arménien ».
Pourquoi ? Premièrement, elle avait été le fondement des relaxes dans une triple affaire similaire (la justice n’ayant retenu aucune preuve qu’un quelconque manquement de M. Gauin à l’éthique historique, contrairement au souhait des personnes poursuivies), et, deuxièmement, car elle constitue le fondement de la demande de relaxe présentée par le repris de justice M. Leylekian et son avocat. Contrairement à la Belgique, il n’est pas possible en France de saisir le Conseil constitutionnel directement : il faut qu’une loi soit utilisée au détriment d’un justiciable, dans une affaire précise. C’est le cas ici.
Nous n’entrerons pas dans les détails juridiques, mais pour résumer, cette question prioritaire de constitutionnalité reproche à la loi inconstitutionnelle du 29 janvier 2001 de créer une rupture d’égalité devant la loi pénale (un même délit, la diffamation, reçoit deux traitements différents), d’autoriser des abus de la liberté d’expression et d’avoir, fondamentalement, une portée normative ambigüe, c’est-à-dire de ne pas créer clairement de droits ou d’obligations, ce qui est — comme les deux autres cas de figure — un motif de censure pour le Conseil constitutionnel [1].
Dans le débat, se trouvera nécessairement posée devant le Conseil constitutionnel la question de la constitutionnalité de la loi mémorielle de 2001 reconnaissant le “génocide arménien”, dont il n’a jamais eu à connaître. Si, comme le pensent nombre de juristes et notamment en 2002 le Doyen Vedel, cette loi de 2001 est entachée d’inconstitutionnalité […].
Ce boomerang judiciaire se retournera contre ses auteurs. Ce sera la revanche du Droit sur la politique.
Robert Badinter
ancien Garde des Sceaux, ancien sénateur, Président du Conseil constitutionnel de 1986 à 1995
propos tenus dans le Huffpost du 25 janvier 2012
Face au risque d’une nouvelle déroute du nationalisme arménien, après celles devant le Conseil constitutionnel français [2], la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg [3] où la FATSR était d’ailleurs partie prenante en tant que tiers intervenant et, dernièrement la Cour constitutionnelle belge [4] (diverses tentatives d’interdire le débat historique sur 1915), la défense s’enferre dans le déni d’évidence (M. Leylekian et son avocat oublient ce qu’ils ont eux-mêmes fait valoir) et l’illogisme, notamment lorsqu’ils déclarent que la loi du 29 janvier 2001 n’a strictement aucune portée normative, ne fait que parler : cela aussi est un motif de censure pour le Conseil constitutionnel [5].
En conclusion
« Ce boomerang judiciaire se retournera contre ses auteurs. Ce sera la revanche du Droit sur la politique » ! Nous faisons nôtre la prédication de M. Robert Badinter sur le sort de la loi du 29 janvier 2001 portant sur la reconnaissance du « génocide arménien ». Après exactement 20 ans, il est temps qu’elle soit abrogée par le Conseil constitutionnel .
Le droit et la liberté doivent prévaloir contre le droit de diffamer invoqué aujourd’hui par ceux-là même qui ont invoqué — et qui continuent d’ailleurs d’invoquer — le droit de tuer !
Article mis en ligne le 3 février 2021
[1] Décision N° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, considérant N° 15.
[2] Décision N° 2012-647 DC du 28 février 2012 ; Décision N° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, considérant N° 10 ;
Décision N° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, considérants N° 191 à 197.
[3] Décision Perinçek c. Suisse, 17 décembre 2013 (2e chambre) ; Arrêt Perinçek c. Suisse, 15 octobre 2015 (grande chambre) ; Décision Mercan et autres c. Suisse, 28 novembre 2017.
[4] Arrêt N° 4/2021 du 14 janvier 2021.
[5] Décision N° 2018-766 DC du 21 juin 2018, considérants 3, 4 et 8.