En préambule
Ce 24 juillet, nous commémorons le traité de Lausanne (dont nous avions célébré le centenaire en 2023 par le biais de plusieurs événements culturels et sportifs, voir en bas de page), la grande victoire diplomatique de la Turquie naissante, consécration de ses victoires militaires de 1920 et 1922.
Dans son édition du 25 juillet 1923, la Gazette de Lausanne écrit que les négociateurs turcs
ont toute sorte de bonnes raisons de regagner Constantinople et Angora avec un esprit satisfait. Ils ont bien mérité du Pacte national, de ceux qui le rédigèrent [en 1919] et de ceux qui l’appliquent. Le télégraphe transmet depuis plusieurs jours en Occident des fragments d’articles dithyrambiques publiés dans les journaux de langue turque. Cette allégresse est pleinement justifiée. La Paix de Lausanne met fin d’une manière très satisfaisante pour la Turquie à une longue période d’hostilités qui commencèrent mal mais qui finissent bien [1]. »
Le journaliste suisse Pierre Bernus (1881-1951), peu favorable aux Turcs, fait à sa façon un constat d’évidence dans le Journal des débats (Paris) du 26 juillet 1923, p. 1 :
Les Turcs ont obtenu des conditions de paix que le plus exalté d’entre eux ne pouvait envisager au lendemain de leur défaite [en 1918]. »
Sèvres, le traité qui dépèce la Turquie ottomane
Ces commentaires montrent à quel point il est important de rappeler les faits : dès le printemps 1919, Mustafa Kemal (Atatürk) commence à unifier les mouvements opposés à une paix de démembrement ; en particulier aux ambitions territoriales des nationalistes grecs (une Grèce dédoublée par l’annexion de la Thrace orientale, d’Istanbul et du littoral égéen) et arméniens (une Arménie fantasmagorique qui s’étend du Karabakh à Mersin sur la côte méditerranéenne).
Le traité de paix commence à être discuté à Paris en décembre 1919. Alexandre Millerand, qui a remplacé Georges Clemenceau comme président du Conseil (Premier ministre) français en janvier 1920, obtient certaines concessions en faveur des Turcs à la conférence de Londres en février 1920 (par exemple, Trabzon est laissé aux Turcs) [2] mais le Premier ministre britannique David Lloyd George fait du chantage à la livraison de charbon à la conférence de San Remo en avril 1920, où est rédigé l’essentiel du traité finalement signé à Sèvres, le 10 août 1920 [3], par les représentants d’un gouvernement ottoman alors dirigé par le Grand vizir (Premier ministre au sens occidental du terme) Damat Ferit Pacha, complètement discrédité, qui n’exerce plus d’autorité que dans l’agglomération d’Istanbul (et encore, seulement grâce aux baïonnettes et aux canons britanniques), qui est dépourvu même des formes constitutionnelles, puisque le Parlement ottoman a été dissous en avril 1920 (ce qui est autorisé par la Constitution) mais sans convoquer de nouvelles élections (ce qui ne l’est pas).
Pour bien comprendre à quel point les clauses territoriales étaient iniques, voici quelques chiffres : le recensement ottoman, à la veille de la Première Guerre mondiale, estimait à 57 % la proportion de musulmans (Turcs et Pomaks, essentiellement) dans la province d’Edirne (Andrinople) [4], attribuée à Athènes par le traité de Sèvres (traité qui ne sera, in fine, ratifié par aucun parlement, sauf celui de la Grèce). La commission d’enquête franco-anglo-américano-italienne de 1919 avait conclu que la province d’Izmir était nettement à majorité turque, et que dans la ville même, les Turcs étaient les plus nombreux [5]. Toujours en 1919, le haut-commissariat britannique à Istanbul estimait qu’en 1914, la population musulmane (Turcs et Lazes, principalement) représentait 70 % de la population totale dans la province de Trabzon (Trébizonde) [6]. Enfin, à aucun moment de la guerre d’indépendance turque le nationalisme kurde ne dépasse quelques cercles de grands notables, majoritairement stambouliotes : l’ancrage populaire est, à l’époque, nul.
Les victoires militaires et diplomatiques d’Ankara
La France et l’Italie signent le traité de Sèvres — sans intention de l’appliquer — le gouvernement français sachant, par exemple, qu’aucune majorité au Parlement n’est prête à le ratifier [7]. Néanmoins, tout dépend de l’efficacité de la réaction turque. Ayant échoué à convaincre le gouvernement arménien qu’il était de son intérêt même de renoncer au traité de Sèvres et au contraire de s’entendre directement avec Ankara, le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie riposte aux offensives de septembre 1920. L’armée arménienne est battue à plate couture en quelques semaines, sans difficulté [8]. L’Arménie renonce à Sèvres par le traité de Gümrü, signé dans la nuit du 2 au 3 décembre 1920 (donc plus de trois jours avant que le président américain Woodrow Wilson n’annonce formellement l’arbitrage territorial pour lequel il avait reçu mandat par le traité de Sèvres !).
Aux conférences de Londres (février-mars 1921) et de Paris (juin 1921), le gouvernement britannique ne consent qu’à des modifications limitées du traité de paix avec les Turcs, modifications de toute façon refusées par la Grèce. Les offensives grecques de janvier, avril et août-septembre 1921 sont repoussées. La France, dirigée par Aristide Briand de janvier 1921 à janvier 1922, signe une paix locale avec les Turcs en mars 1921, dont les termes doivent être changés en octobre de la même année, après un vote négatif de la Grande Assemblée nationale de Turquie (qui accepte, en revanche, le second texte) [9]. Paris reconnaît le gouvernement d’Ankara et lui livre des armes (y compris des avions) et des munitions [10], qui viennent s’ajouter à celles livrées clandestinement par l’Italie depuis l’été 1919, et par la Russie soviétique depuis 1920.
Devant les victoires militaires et diplomatiques d’Ankara, mais aussi devant l’insistance manifestée par Raymond Poincaré (président du Conseil de 1922 à 1924) à considérer le traité de Sèvres — sensé être l’aboutissement de la Question d’Orient — comme nul et non avenu, le gouvernement britannique accepte (de mauvais gré) à la conférence de Paris, en mars 1922, de ne plus tenir le texte signé le 10 août 1920 comme base de discussion. La souveraineté turque est reconnue sur l’ensemble de l’Anatolie, mais Lord Curzon, ministre britannique des Affaires étrangères, refuse de céder sur la Thrace orientale et les Détroits [11]. La débâcle grecque d’août-septembre 1922 l’oblige à plus d’humilité, mais il faut une nouvelle et très ferme insistance de Poincaré pour que Lord Curzon accepte de promettre que les Turcs auront, quoi qu’il advienne, la Thrace orientale [12].
La Conférence de Lausanne et ses complexités
Voilà dans quelles conditions la conférence de Lausanne s’ouvre en novembre 1922. La partie territoriale est la moins difficile. Le projet de « Foyer national arménien » (territoire autonome), prévu à la conférence de Londres en 1921 mais vidé de sa substance à Paris l’année suivante [13], est complètement abandonné en janvier 1923 [14] — ce qui conduit d’ailleurs la Fédération révolutionnaire arménienne à tenter d’assassiner, Ismet Pacha, le négociateur en chef de la délégation turque, en mai 1923, (comme cela sera d’ailleurs, à nouveau, le cas huit ans plus tard : lors de sa visite officielle à Athènes en octobre 1931, le-même Ismet Inönü, devenu Premier ministre, est visé par un complot terroriste arménien comme l’attestent les archives de la direction de la sûreté générale française) mais la police suisse montre alors une efficacité [15] qui eût été la bienvenue en 1981, lors de l’assassinat de Mehmet Savaş Yergüz, secrétaire du Consulat de Turquie, en plein centre de Genève par l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA).
Pour tout le reste, les négociations sont âpres. En Italie, ce ne sont plus des centristes qui sont au pouvoir ; ce n’est plus le turcophile comte Carlo Sforza qui est ministre des Affaires étrangères : il s’exile dès l’arrivée des fascistes au pouvoir, or Benito Mussolini se méfie d’emblée des Turcs — et manifeste d’entrée de jeu un intérêt pour le nationalisme arménien qui s’amplifie considérablement dans les années 1930, lorsque l’impérialisme fasciste s’affirme (conquête de l’Éthiopie puis de l’Albanie). Plus pénible pour les négociateurs turcs est la nécessité de discuter enfin de la dette ottomane et des capitulations, c’est-à-dire les avantages fiscaux et surtout judiciaires accordés aux étrangers à partir du XVIe siècle, et devenus, au XIXe, un instrument de la domination étrangère. Pour le Royaume-Uni, mais aussi pour la France dévastée par l’invasion allemande, la dette ne saurait être remboursée qu’en or. À force d’insistance, la délégation turque — soucieuse de ne pas faire les frais des fluctuations d’un cours du métal jaune alors contrôlé par l’Empire britannique — finira par obtenir de payer en monnaie de papier.
Quant aux capitulations, c’est encore plus délicat. Si la fin de l’exemption d’impôt ne soulève pas d’objections, l’instauration d’un régime transitoire, pour au moins cinq ans, avant de supprimer le statut juridique privilégié des étrangers est âprement défendu côté français [16], et l’inclusiond’un tel régime dans le projet du traité franco-anglo-italien provoque l’interruption de la conférence, en février 1923 [17]. Finalement, la délégation turque obtient la suppression totale des capitulations, sans régime transitoire, ce que même le Japon du Meiji n’avait pas pu obtenir. René Massigli, secrétaire général de la conférence de Lausanne (et plus tard ambassadeur de France à Ankara) observe qu’Ismet İnönü, chef de la délégation turque,
triomphait de ses adversaires “à l’usure”. Guidé par les instructions précises de Mustapha Kémal [Atatürk], il avait ainsi, au milieu de difficultés sans nombre, tracé droit son chemin : le 24 juillet 1923, la signature du traité de paix avait ajouté la consécration d’une victoire diplomatique aux victoires militaires de l’année précédente [18]. »
Seules victoires partielles : les réparations de la Grèce pour les destructions de 1921 et 1922 sont réduites à l’annexion du faubourg d’Edirne, Karaağaç, et à une reconnaissance morale ; et si Lord Curzon échoue à imposer un contrôle international des Détroits, il arrache une réduction de la présence militaire turque autour du Bosphore et des Dardanelles — mais ces dispositions sont supprimées par la convention de Montreux en 1936. Une seule question est laissée en suspens : Mossoul, illégalement occupée par les troupes britanniques dans les semaines suivant l’armistice de Moudros [19], et dont le sort est confié à l’arbitrage de la Société des nations. Comme on pouvait s’y attendre, le 16 décembre 1925, sans avoir pris la peine de consulter les populations, la Société des Nations octroie à titre définitif la région de Mossoul à l’Irak et donc au Royaume-Uni, mais la Turquie obtient, par le traité d’Ankara du 5 juin 1926 (article 14), 10 % des revenus tirés par le gouvernement irakien de l’exploitation des hydrocarbures exploités dans le nord du pays, et ce, pendant vingt-cinq ans. Fait inédit, une annexe au traité prévoit des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie. Elle entérine pour l’essentiel les déplacements plus ou moins forcés qui se sont produits durant les aléas de la guerre.
Ce n’est plus un accord bilateral (Ankara 1921) ou un armistice (Moudania 1922) mais la paix definitive entre la Turquie et les Grandes puissances, la reconnaissance de jure du pays, d’Edirne à Kars. »
Maxime Gauin
Historien français, spécialiste de l’histoire ottomane tardive
(The Relations between the French Republic and the Armenian Committees, from 1918 to 1923, Middle East Technical University, 2020, p. 410)
Lausanne, un traité de paix d’égal à égal
Tel est le chemin tortueux qui mena à la signature du traité de paix dont les Turcs ont tout lieu d’être comblés. C’est à Lausanne, en Suisse, le 24 juillet 1923, que les bases du nouvel Etat turc sont posées : la République de Turquie sera officiellement proclamée quelques mois plus tard, le 29 octobre 1923, jour de la Fête nationale.
Il est pertinent de noter que c’est le seul des traités d’après la Grande Guerre dans lequel les vainqueurs et le vaincu ont pu négocier d’égal à égal. C’est, probablement, la raison qui fait que le traité de Lausanne, impliquant autant de puissances intervenantes, soit le seul de cette époque à rester encore en vigueur à ce jour !
Je pense qu’il est inutile de comparer encore plus les dispositions du traité de paix de Lausanne avec celui de Sèvres. Cet accord éradique l’infâme tentative d’élimination du peuple turc que certains avaient planifié de ponctuer avec le traité de Sèvres. C’est là, un succès contractuel jamais obtenu dans l’histoire ottomane. »
Mustafa Kemal Atatürk (1881-193∞)
Tiré de son ouvrage « Nutuk » (Discours)
Pour rappel, à l’occasion de 75e anniversaire de la République de Turquie, l’Association Européenne des Anciens de Galatasaray (AEDAG), membre de notre fédération, avait publié une brochure commémorant la Conférence de paix de Lausanne. Dans le même état d’esprit, pour le centenaire du traité célébré en 2023, la Fédération des Associations de Suisse Romande avait mis sur pied une série d’événements (manifestation sportive, concerts, conférences, exposition, cocktail, etc.) pour mettre en avant le message de paix qui émerge de ce traité et pour honorer la Suisse en général.
Références :
[1] Maurice Muret, « La paix de Lausanne », Gazette de Lausanne, 25 juillet 1923, p. 1.
[2] Berthelot’s proposal regarding the treaty of peace with Turkey, 11 January 1920, dans Tolga Başak (éd.), British Documents on the Armenian Question (1912-1923), Ankara, AVİM, 2018, p. 286; British Secretary’s Notes of a Conference of Foreign Secretaries and Ambassadors, 27 February 1920, dans Rohan Butler and J. P.-T. Bury (éd.), Documents on British Foreign Policy, 1st series, volume VII, Londres, Her Majesty’s Stationary Service, 1958, pp. 280-281.
[3] Robert Zeidner, The Tricolor over the Taurus, Ankara, TTK, 2005, pp. 228-232.
[4] Meir Zamir, “Population statistics of the Ottoman empire in 1914 and 1919”, Middle Eastern Studies, XVII-1, janvier 1981, p. 89.
[5] Rapport de la commission interalliée d’enquête, reproduite dans Nihat Reşat (Belger), Les Grecs à Smyrne, Paris, Imprimerie Kossuth, 1920, p. 13. Accès au rapport complet : Les Grecs à Smyrne – Nouveaux témoignages sur leurs atrocités.
[6] Meir Zamir, “Population statistics of…”, p. 103.
[7] « La journée », La Croix, 27 juin 1920, p. 1.
[8] Georges Labourel, « Impressions de Turquie — Le vrai péril », Le Gaulois, 20 décembre 1920, pp. 1-2.
[9] « L’accord franco-turc », L’Europe nouvelle, 5 novembre 1921, pp. 1437-1438.
[10] M. Briand, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, à M. Barthou, ministre de la Guerre, 11 janvier 1922, dans Christian Blaecher (éd.), Documents diplomatiques français. 1922, volume I, Berne, Peter Lang, 2007, pp. 70-72 ; Stanford Jay Shaw, From Empire to Republic. The Turkish War of National Liberation, Ankara, Türk Tarih Kurumu, 2000, volume III-1, pp. 1434-1435.
[11] Réunion des ministres des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, d’Italie et de France, à Paris, pour traiter de la question d’Orient — 2e séance, jeudi 23 mars 1922, pp. 2, 5-8, 12-17 and 20, Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, 118 PA-AP 62.
[12] Jules Laroche, Au Quai d’Orsay avec Briand et Poincaré, Paris, Hachette 1957, pp. 159-162 ; Arthur Nicolson, Curzon: The Last Phase, 1919-1925, Londres, Constable & C°, 1934, pp. 272-274 ; Charles de Saint-Aulaire, La Confession d’un vieux diplomate, Paris, Flammarion, 1953, pp. 630-631.
[13] Hovannes Katchaznouni, The Armenian Revolutionary Federation (Dashnagtzoutiun) has nothing to do Anymore, New York: Armenian Information Service, 1955, p. 13.
[14] The Marquess Curzon of Keldeston (Lausanne) to Sir E. Crowe, 9 January 1923, in W. N. Medlicott and Douglas Dakin (ed.), Documents on British…, 1st series, volume XVIII, pp. 435-436.
[15] Paul Dumont, « İsmet İnönü et son temps dans les archives publiques françaises », dans Hâmit Batu and Jean-Louis Bacqué-Grammont (ed.), L’Empire ottoman, la République de Turquie et la France, Paris-Istanbul: ADET/Les éditions Isis, 1986, p. 466.
[16] Maurice Honoré, « En Orient. Le désastre grec », La Nouvelle Revue, 1er octobre 1922, p. 201 ; Le président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, à MM. Camille Barrère et Maurice Bompard, ambassadeurs de France, ministres plénipotentiaires de la République française à la conférence de Lausanne, 22 novembre 1922, AMAE, 118 PA-AP 65.
[17] M. Maurice Bompard, ambassadeur de France, délégué à la conférence de Lausanne, à Son Excellence M. Poincaré, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, 4 février 1923, dans Ministère des Affaires étrangères, Documents diplomatiques. Conférence de Lausanne, Paris, Imprimerie nationale, 1923, tome II, pp. 126-129.
[18] René Massigli, La Turquie devant la guerre. Mission à Ankara, 1939-1940, Paris, Plon, 1964, p. 39.
[19] La Question de Mossoul, de la signature du traité d’armistice de Moudros, (30 octobre 1918), au 1er mars 1925, İstanbul, Ahmed Ihsan, 1925.